16 juin 2022 ‘Nous devons résister’ : l’organisation anti-féminicide turque lutte pour sa propre survie. Interview par Megan Clement (suivre-moi sur Twitter) La lutte contre les féminicides est généralement un combat contre les membres du système de justice pénale. Car ce sont eux qui ne parviennent pas à prévenir la violence à l’égard des femmes, permettant ainsi aux coupables de tuer, trop souvent en toute impunité. La lutte contre les féminicides est un combat contre les normes sociales qui sous-entendent que la vie d’une femme ou d’une fille vaut moins et peut lui être enlevée simplement à cause de son sexe. La lutte contre les féminicides est un combat pour que le public reconnaisse l’ampleur de la misogynie structurelle, et comment la misogynie tue. Mais en Turquie, la lutte contre les féminicides est menée contre le gouvernement lui-même. Le président Recep Tayyip Erdoğan a publié l’année dernière un décret présidentiel retirant la Turquie de la Convention d’Istanbul – un traité européen sur la prévention des violences à l’égard des femmes qui porte le nom de sa plus grande ville. La Turquie a été le premier signataire de la convention en 2011. Mais beaucoup de choses ont changé depuis. Erdoğan a déclaré que la Turquie devait se retirer parce que la convention avait été « détournée par un groupe de personnes qui tentent de normaliser l’homosexualité ». La plateforme We Will Stop Femicide recense les cas de féminicides en Turquie et s’est farouchement opposée à la décision de retrait. En avril, des procureurs d’Istanbul ont ouvert une action en justice contre le groupe, l’accusant d “activité contraire à la loi et à la moralité”. Lors d’une audience au début du mois de juin, l’affaire a été ajournée jusqu’au 5 octobre. « Nous sommes devenues une cible pour le gouvernement », déclare la représentante Melek Arı, qui fait partie du mouvement depuis sept ans. Elle compare leur combat à celui des militant·e·s en Pologne et aux États-Unis qui s’efforcent de protéger le droit à l’avortement face à une réaction conservatrice dévastatrice. La newsletter Impact s’est entretenu avec Ari sur la façon dont le simple fait de compter les féminicides en Turquie s’est transformé en une lutte pour la survie du mouvement des droits des femmes, et sur les raisons pour lesquelles elles continuent à se battre. Pour la clarté du propos, cette conversation a été éditée. Megan Clement Comment la plateforme We Will Stop Femicide recueille-t-elle les données sur les violences faites aux femmes ? Melek Arı Depuis 2010, nous demandons aux ministères des données sur les féminicides, et leur réponse est toujours : « Nous n’avons pas ces données ». Pendant dix ans, le gouvernement n’a pas rassemblé de données sur les féminicides. Nous avons donc commencé à les compter nous-mêmes en lisant les articles de presse qui en faisaient mention. Au fil du temps, c’est devenu plus facile pour nous, et maintenant nous voyons la presse le faire elle-même. Il y a eu une discussion à ce sujet: y a-t-il vraiment une augmentation des féminicides ou est-ce simplement que nous en parlons davantage dans les actualités ? Nous considérons que les deux sont vrais : le nombre de féminicides est en augmentation et, en raison du mouvement des droits des femmes, les chaînes d’information et les journaux ont dû montrer la réalité de la vie des femmes [en Turquie]. La collecte des données se fait donc à partir des journaux, et auprès de membres des familles ou des ami·e·s des victimes de féminicides qui contactent directement notre plateforme. Ce mois-ci, nous avons vu 35 homicides et 16 morts suspectes de femmes. Nous savons que la collecte des données est très importante pour résoudre le problème des féminicides. Megan Clement Quel est le raisonnement qui sous-tend la décision du gouvernement de se retirer de la Convention d’Istanbul ? Melek Arı Il y a quelques groupes conservateurs en Turquie, qui ont été créés par des hommes, et nous voyons le gouvernement céder aux demandes de ces hommes conservateurs. Le président cherche à faire une sorte de coalition, où les conservateurs font partie de son équipe, et c’est un troc pour lui. Ils disent que la Convention d’Istanbul détruit la structure familiale en Turquie, et que les personnes LGBTQIA+ essaient de créer une société immorale. Ils ne disent pas que les femmes doivent mourir ou que la violence est normale, ils s’opposent plutôt aux termes de la convention par d’autres moyens. Ils disent simplement [aux femmes] qu’elles ne peuvent pas sortir à telle heure, ou qu’elles ne peuvent pas porter tels ou tels vêtements, et que si elles le font, elles méritent la violence ou le viol. Ils utilisent des arguments très similaires pour obtenir notre fermeture – ils accusent notre plateforme d’être immorale et illégale. Megan Clement : Comment est née l’affaire contre la plateforme We Will Stop Femicide, et comment résistez-vous ? Melek Arı Après le retrait de la Convention d’Istanbul, ils ont décidé de fermer notre organisation – nous y voyons donc un lien. Le gouvernement avait beau dire : « OK, nous l’avons fermé », les femmes continuaient à se battre pour la convention tout de même. D’autres ONG, plateformes et organisations ont été menacées. Donc, comme nous sommes l’une des plus grandes organisations de défense des droits des femmes en Turquie, c’est une façon de faire comprendre la menace aux autres. Le gouvernement tente également de fermer le troisième plus grand parti politique, le HDP, et inflige des punitions très sévères aux personnes impliquées dans le mouvement du parc Gezi. Il rend les gens plus passifs, et ne les implique pas dans la politique, les luttes ou les mouvements. Nous considérons l’affaire de la fermeture comme une partie de tout ce processus, et malheureusement nous verrons des choses plus agressives et beaucoup plus d’attaques à mesure que nous nous rapprocherons de l’heure des élections [ndlr : en juin 2023]. Notre première audience a eu lieu le 1er juin, et des centaines de femmes, de personnes LGBTQIA+, d’avocat·e·s, de familles de femmes assassinées, de femmes qui sont sous la menace de violences, d’autres organisations de défense des femmes et de représentant·e·s de partis politiques étaient là avec nous pour soutenir notre lutte. Nous devons montrer notre pouvoir. Nous savons qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent, mais nous devons résister. Les membres des familles des femmes assassinées disent : « Cette plateforme n’est pas immorale. Ce qui est immoral, c’est que vous essayez de fermer cette plateforme qui nous accompagne. Si vous cherchez l’immoralité, vous devez vous pencher sur nos familles, car notre fille a été tuée et le coupable n’a pas été puni. » Megan Clement Vous avez une mission assez simple, qui est de compter et d’arrêter les féminicides. Toute cette lutte avec le gouvernement doit être une énorme distraction pour vous, qui vous empêche de faire le travail que vous avez entrepris. Comment gardez-vous espoir, dans un contexte comme celui-ci, lorsque vous êtes attaquées par le gouvernement, et que le gouvernement prend des décisions qui sont si néfastes pour les droits des femmes ? Melek Arı Nous trouvons l’espoir dans les luttes de l’Histoire et celles du monde entier. Nous voyons qu’il existe un régime taliban, mais que les femmes afghanes se battent contre celui-ci pour leurs droits. Même s’il y a beaucoup d’attaques, beaucoup de dictateurs et d’autocraties, la lutte continue dans chaque partie du monde. Nous savons que nous avons gagné notre droit de vote grâce aux suffragettes, nous avons un code civil grâce à d’autres groupes du mouvement féministe. Nous ne pouvons pas abandonner, car nous avons tant de choses à accomplir. Même si nous ne vivons pas une très bonne période, nous pouvons voir que si nous ne faisons rien, le taux de féminicides va augmenter en Turquie, et le taux de violences également. Nous savons que nous avons eu un effet sur les droits des femmes, nous avons eu un effet sur le gouvernement et l’exécutif car nous avons le pouvoir de changer les choses en Turquie. Nous avons le pouvoir de changer les inégalités entre les sexes, et c’est pour cette raison que notre lutte continue. Cet édition d’Impact a été préparé par Megan Clement et Steph Williamson. Impact est produite par Gloria Media et financée par New Venture Fund Abonnez-vous à nos newsletters : Les Glorieuses / Économie / Les Petites Glo Soutenez un média féministe indépendant en rejoignant Le Club. |
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