Bienvenue dans la newsletter Impact — votre guide de la révolution féministe. Cette semaine, nous rendons hommage à Gisèle Pelicot, qui a transformé la manière dont la France parle des violences sexuelles à jamais. Cette édition est un peu plus longue que d’habitude, mais nous espérons que vous conviendrez que le sujet en vaut la peine. Pour rester informé·e de toutes les actualités sur les inégalités de genre, suivez-nous sur Instagram et LinkedIn. Vous pouvez lire la newsletter en ligne ici – http://lesglorieuses.fr/merci-gisele-pelicot Gisèle Pelicot a changé le monde Par Megan Clement Récemment, j’ai vu une amie, également journaliste, qui revenait d’Avignon, où elle couvrait le procès de Dominique Pelicot et des 50 autres hommes qu’il est accusé d’avoir invités à violer sa femme Gisèle Pelicot, après l’avoir droguée. Ce qui l’avait le plus marquée, la journaliste m’a raconté, c’était de ne jamais savoir si les hommes qu’elle croisait dans la cour du tribunal étaient des journalistes, des magistrats, du personnel administratif, des membres de la foule qui venait chaque jour soutenir Gisèle Pelicot ou… eux. Cet homme à côté d’elle était-il un surveillant pénitentiaire venu encadrer les dix-huit accusés en détention, ou était-il le gardien de prison qui a admis avoir violé Gisèle Pelicot chez elle en novembre 2019 ? Était-il un autre journaliste couvrant le procès, ou bien ce reporter local qui affirmait avoir cru Dominique Pelicot quand celui-ci disait que la femme endormie qu’on le voit violer en vidéo avait consenti ? Était-il le technicien informatique, là pour éviter que les systèmes du tribunal ne saturent à cause des centaines de caméras des télévisions du monde entier, ou bien l’expert informatique qui demandait à Dominique d’attendre que Gisèle soit complètement inconsciente pour faire le trajet de vingt minutes en voiture jusqu’à leur maison ? Ces dernières semaines, j’ai souvent repensé à ce que m’a dit mon amie, en me demandant pourquoi ce détail en apparence insignifiant, tiré d’un procès immense et sans précédent qui a révélé les actes de viol collectif les plus atroces qu’ait jamais connus ce pays, m’a autant perturbée. Puis j’ai compris : l’inconfort qu’elle a ressenti dans ce hall à Avignon, à ne pas savoir lesquels des hommes autour d’elle avaient violé une femme inconsciente, n’a rien d’exceptionnel. En fait, c’est une parfaite représentation du monde dans lequel nous vivons. En d’autres termes : nous sommes toutes dans cette salle d’audience, tout le temps. Nous ne savons jamais si les personnes autour de nous ont un passé de violences sexuelles, si elles seraient capables de faire ce qu’on estime que 80 hommes ont fait à Gisèle Pelicot, si l’occasion leur était donnée — ou si elles l’ont déjà fait. C’est une réalité que nous devons accepter pour continuer à vivre. Il y a plus de 400 viols ou tentatives de viol chaque jour en France, un pays où la grande majorité des plaintes pour violences sexuelles sont classées sans suite, et où les survivant·es sont souvent poursuivi·es pour diffamation lorsqu’elles dénoncent ce qu’elles ont subi. C’est un pays où le viol est une fatalité et où les violeurs sont volontairement rendus invisibles. En réalité, ce qui est véritablement exceptionnel dans le procès pour viols collectifs de Mazan, c’est qu’il ait eu lieu. En France, 94 % des affaires de viol sont abandonnées par les procureur·es avant même qu’un procès puisse avoir lieu. Et ce chiffre ne concerne que les 6 % d’agressions sexuelles qui font l’objet d’une plainte. Si Dominique Pelicot et ses coaccusés sont condamnés, ils feront partie d’une infime minorité de violeurs traduits en justice. Le faible taux de signalement des violences sexuelles rend difficile l’estimation du nombre de violeurs effectivement condamnés, mais on sait que seulement 15 % des viols pour lesquels une plainte a été enregistrée par la police aboutissent à une condamnation. Les accusés du procès de Mazan ont agi en toute impunité parce qu’ils vivent dans un monde qui leur dit qu’ils en ont le droit. Que faudra-t-il pour changer ce statu quo, qui favorise de manière si drastique les violeurs au détriment des victimes ? La réponse est peut-être Gisèle Pelicot elle-même. Pendant les longs mois de ce procès, cette femme de 72 ans est devenue l’une des porte-paroles féministes les plus efficaces que le monde ait jamais connu. La honte doit changer de campNous ne voulions pas regarder le procès des viols collectifs de Mazan. Quand les faits ont été révélés pour la première fois, le nombre des auteurs présumés, les méthodes systématiques de Dominique Pelicot, la perversité de l’affaire, son ampleur, tout cela semblait trop grotesque pour être pris au sérieux. Paradoxalement, c’est aussi l’aspect banal et ordinaire des crimes qui les rendait tout aussi difficiles à supporter. Nous courons le plus grand risque de subir des violences sexuelles de la part de quelqu’un que nous connaissons, et c’était le cas pour Gisèle Pelicot, dont le mari est accusé d’avoir orchestré son viol collectif. L’endroit le plus dangereux pour une femme est son propre foyer, et c’était le cas pour Gisèle Pelicot. Il n’existe pas de profil unique du violeur, et les accusés forment un échantillon représentatif de la société dans laquelle nous vivons : jeunes, vieux, salariés, sans emploi, célibataires, mariés. Pompiers, pharmaciens, commerçants, routiers, chefs d’entreprise, plombiers, livreurs. Trente-sept pères sont jugés pour le viol de Gisèle Pelicot. Il n’y a pas de monstres : seulement nos voisins, nos familles, nos communautés. Il est plus facile de traverser sa journée quand on ne pense pas à ces réalités, et pourtant, nous savons qu’elles sont vraies. Beaucoup d’entre nous ont évité de regarder les infos parce qu’on ne voulait pas entendre parler de ce qui était arrivé à Gisèle Pelicot. Mais Gisèle Pelicot voulait que l’on regarde. Elle aurait pu demander un procès à huis clos ; elle ne l’a pas fait. Elle aurait pu changer de nom pour prendre ses distances avec son mari ; elle ne l’a pas fait. Elle aurait pu empêcher la diffusion des vidéos de ses viols au tribunal ; elle ne l’a pas fait. Parce qu’elle n’avait rien fait de mal, et elle voulait que tout le monde le sache. Sa déclaration répétée : « La honte doit changer de camp ». Comme l’a écrit la journaliste Virginie Cresci : “Le viol n’est pas une catastrophe naturelle, le viol est un crime, un acte délibéré, intentionnel, l’exercice de la violence dans sa plus grande cruauté. Le huis clos dans lequel il s’exerce le rend invisible, limite la prise de conscience collective sur son ampleur et les dégâts considérables qu’il engendre.” En demandant un procès public, Gisèle Pelicot a montré que les processus censés protéger les victimes de violences sexuelles peuvent en fait leur nuire en dissimulant la banalité pernicieuse du viol. Dire que ce sont les violeurs qui devraient avoir honte, et non les victimes, est une chose. Le montrer en permettant la diffusion de vidéos de ces violences aux médias du monde entier, tout en restant présente dans la salle d’audience, en est une autre. Gisèle Pelicot ne s’est pas contentée de dire que la honte devait changer de camp ; elle a renversé la situation et donné la permission à d’autres de faire de même. “Je voulais que toutes les femmes qui [sont] victimes de viol se disent ‘Madame Pelicot l’a fait, on peut le faire’”, a-t-elle déclaré à la cour. Au-delà de #MeTooGrâce à ce procès des concepts comme “la culture du viol”, autrefois confinés aux discussions entre féministes, entrent désormais dans le discours public. Et il existe des débuts de preuves que Gisèle Pelicot a changé les mentalités d’une manière dont les féministes rêvent depuis des décennies. Des données de l’institut de sondage Ifop révèlent que les trois quarts des Français·es estiment que ce procès a montré à quel point les violences sexuelles sont normalisées et répandues en France. L’un des plus grands défis du féminisme est d’encourager les hommes à réfléchir à leurs comportements et aux privilèges que leur confère le patriarcat. Selon Ifop, plus de la moitié des hommes interrogés estiment que tous les hommes portent une part de responsabilité ou de culpabilité dans les cas de violences sexuelles, à la lumière de l’affaire Pelicot. Ce revirement des mentalités est d’autant plus remarquable que la réaction à #MeToo en France a été notoirement mitigée. En 2018, une centaine de femmes françaises ont signé une tribune dénonçant les dérives perçues de la plus grande mobilisation contre les violences sexuelles du 21e siècle. Rokhaya Diallo, journaliste, a écrit que “Les signataires, d’illustres artistes et intellectuelles françaises telles que Catherine Deneuve, ont mis la France dans une position singulière : celle d’un pays plaçant son ‘donjuanisme’ culturel au-dessus de la sécurité des femmes.” Avant #MeToo, l’affaire de violences sexuelles la plus médiatisée en France des dernières années était celle de Nafissatou Diallo, la femme de chambre qui avait accusé Dominique Strauss-Kahn de viol dans une chambre du Sofitel de New York en 2011. Malgré de nombreuses preuves physiques corroborant sa version des faits, l’affaire à New York s’est effondrée sous prétexte que la victime manquait de “crédibilité”. Jeune réfugiée guinéenne parlant peu anglais, mère célibataire et issue d’un milieu populaire, elle faisait face à l’un des hommes les plus puissants de la planète. La crédibilité est toujours relative. En France, Nafissatou Diallo a été accusée d’“halluciner”, de chercher à détruire le futur président, malgré les femmes qui ont ensuite témoigné de leurs propres expériences des abus sexuels de Dominique Strauss-Kahn. Après #MeToo, de nombreuses femmes ont partagé leurs expériences. Pourtant, elles savaient qu’en dénonçant les violences sexuelles et l’inceste, certaines personnes, généralement des féministes, les soutiendraient, mais que beaucoup d’autres les accuseraient de mentir, d’être jalouses ou d’avoir des motivations douteuses. Certaines ont été poursuivies en justice pour diffamation. Sandrine Rousseau, Vanessa Springora, Adèle Haenel, Judith Godrèche : elles sont trop nombreuses pour toutes les mentionner. Cela n’enlève rien au courage et à la dignité de Gisèle Pelicot que de se demander pourquoi elle a reçu un tel soutien public, alors que les femmes qui l’ont précédée ont été accueillies avec soupçon et méfiance. Une des raisons est la quantité inhabituelle de preuves contre les auteurs : des heures d’enregistrements vidéo réalisés par Dominique Pelicot et stockés sur son ordinateur, découvertes par la police lorsqu’il a été arrêté pour avoir filmé sous les jupes de femmes dans un supermarché (un rappel que le harcèlement sexuel n’est souvent pas un incident isolé, et que, contrairement aux vues des signataires de la tribune dans Le Monde, il est souvent lié à des actes de violence bien plus graves, comme le viol). Mais cela ne suffit pas à tout expliquer. Nous devons nous demander pourquoi nous avons été plus disposé·es à écouter Gisèle Pelicot que d’autres survivant·es qui ont porté le même message au fil des ans. Parce qu’elle est plus âgée, blanche, qu’elle parle à la voix douce, et qu’elle vit en dehors des grandes villes ? Parce que les accusés dans cette affaire ne sont pas des hommes puissants, et qu’elle n’est donc pas perçue comme intrinsèquement suspecte ? Parce qu’elle était inconsciente pendant les viols, et qu’on ne peut pas l’accuser de ne pas s’être défendue ? Malgré tout ça, elle a tout de même été interrogée par des avocats de la défense sur son « exhibitionnisme » présumé, ou sur une supposée conspiration avec son mari pour faire tomber ses 50 coaccusés. Certaines personnes ne laisseront jamais la vérité les empêcher de blâmer la victime. Gisèle Pelicot savait qu’elle avait l’occasion de faire avancer un débat public crucial sur les violences sexuelles en France. Elle a utilisé sa plateforme pour remercier les militant·es féministes et partager avec un public plus large et réceptif ce qu’elles disent depuis des dizaines d’années. Pour continuer dans sa lignée, il faudra continuer de s’assurer que la honte change de camp, même dans les affaires où les victimes sont “imparfaites” ou lorsque les auteurs sont des figures très médiatisées. L’affaire « La Manada » en Espagne a fait changer les lois sur le viol dans le pays. Photo : Marilín Gonzalo : Marilín Gonzalo. CC BY-SA 4.0 Courage et consentementUn procès largement médiatisé comme celui-ci offre l’espoir qu’il mène à un changement législatif, pour que la balance bascule de l’impunité vers la justice. Nous savons, grâce à l’expérience de l’Espagne, qu’une affaire de viol très médiatisée peut amener un pays à revisiter la manière dont il traite les violences sexuelles. Dans l’affaire du viol collectif de « La Manada » (la meute), cinq hommes qui s’étaient filmés en train de violer une femme de 18 ans à Pampelune ont été condamnés pour « abus sexuel ». En effet, le crime d’agression sexuelle, plus grave, a nécessité de la « violence » ou de « l’intimidation » de la part des auteurs. La passivité perçue de la victime avait conduit la cour à conclure à l’absence de violence ou d’intimidation. Des milliers de manifestant·es sont descendu·es dans les rues pour demander justice, et en 2019, les accusations ont été requalifiées en viol. En 2022, l’Espagne a adopté la loi “seul un oui est un oui”, qui exige un consentement En dépit de sa signature de la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes, qui inclut le consentement dans sa définition du viol, la loi en France exige que l’agression comporte “violence, contrainte, menace ou surprise” pour être qualifiée de viol. L’année dernière, la France s’est même alliée à la Pologne, à la Hongrie et à la République tchèque pour bloquer les tentatives d’instaurer une définition européenne du viol qui inclurait la notion de consentement. Le fait que neuf Français·es sur dix soutiennent désormais l’introduction d’une loi sur le viol basée sur le consentement atteste de la puissance du plaidoyer de Gisèle Pelicot. Avant la motion de censure qui a provoqué la chute du gouvernement – de courte durée – de Michel Barnier, lui et son ministre de la Justice Didier Migaud avaient tous deux déclaré soutenir cette mesure. Reste à savoir s’il sera possible de modifier la loi dans la tourmente politique actuelle en France. La question de savoir si inscrire le consentement dans nos définitions du viol apportera davantage de justice aux victimes en pratique fait l’objet d’un débat constructif parmi les féministes et les avocat·es. L’expérience de l’Espagne montre que ces lois doivent être rédigées avec soin — l’introduction de la loi “seul un oui est un oui” a conduit certains auteurs à voir leurs peines réduites en appel. Ce qui est clair, c’est que le système judiciaire actuel échoue à protéger les victimes d’agressions sexuelles au point que le viol est, de fait, décriminalisé dans ce pays, et que cela doit changer. Gisèle Pelicot, qui a souffert bien au-delà de ce que beaucoup d’entre nous pourraient imaginer, a utilisé cette souffrance pour changer le monde. Elle a transformé ce qui aurait pu être un cirque médiatique indigne en une leçon magistrale de dignité ordinaire, portant un message féministe puissant et subversif. Elle a mis en lumière une culture d’abus sexuels normalisés qui a souvent été minimisée et présentée comme un dévouement national à la drague et l’amour. À Avignon, elle a déclaré à la cour : « J’entends beaucoup de femmes et d’hommes qui me disent : ‘Vous avez énormément de courage’. Ce n’est pas du courage, c’est de la volonté et de la détermination pour faire avancer cette société.” Contre toute attente, elle l’a fait. À propos de nousImpact est une newsletter hebdomadaire dédiée aux droits des femmes et des minorités de genre dans le monde entier. Vous aimez la newsletter ? Pensez à faire un don. Votre soutien nous permettra de financer cette newsletter et de lancer des nouveaux projets.
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