Mercredi 9 janvier
« – Vous pourriez aimer une femme de 50 ans ? – Ah non, il ne faut pas exagérer ! Ça, ce n’est pas possible. » À votre place, je n’aurais aucune envie de lire un énième édito sur les névroses de Yann Moix. En effet, dès lors que cela se passe dans les règles du consentement, le monde n’en a rien à faire que Yann Moix privilégie – du fait d’un désir périssable – des relations qui ne durent que quelques mois. Ou les femmes de 25 ans. Ou les femmes asiatiques.
Ce qui m’intéresse ici ce ne sont pas tant les goûts de Yann Moix pour les femmes jeunes (Sophie Fontanel a parfaitement répondu à ce thème) ni son fétichisme pour les femmes asiatiques (Grace Ly explique avec justesse que ce n’est pas du racialisme mais du racisme), mais toutes ces personnes bien intentionnées qui ont volé au secours des femmes qui, les pauvres, n’arrivaient pas bien à se faire entendre.
On pourrait se réjouir de la prise de position – courageuse – du journaliste Mathieu Pécot : « Je n’apprends rien, écrit-il sur Twitter. Il y a une quinzaine d’années, ce clown préférait déjà les étudiantes. Enfin il préférait surtout coincer ma sœur dans les chiottes d’un bar pour tenter de la forcer à l’embrasser. Fi- Fi-fi-fi-fi-fi-fils de pute ». On peut s’en réjouir car je cherchais justement une illustration pour exposer le sexisme bienveillant, également nommé « faux féminisme ». Ce cadre théorique, sous couvert de soutenir les femmes et plus largement la cause féministe, renforce les stéréotypes de genre. Ici, le journaliste prend la parole publiquement sur une agression sexuelle dont sa sœur est survivante.
Ce tweet est donc problématique pour deux raisons. Tout d’abord, une personne ayant un propos putophobe ne peut se targuer de défendre une femme en traitant quelqu’un de « fils de pute ». Une fois de plus, ce sont les travailleuses du sexe qui n’ont ABSOLUMENT rien demandé qui font les frais d’un homme qui défend sa sœur. Enfin, nous ne savons pas si sa sœur est effectivement d’accord pour qu’il divulgue cette histoire (c’est la victime qui en fait les frais sur sa carrière et non l’agresseur, sinon on ne vivrait pas dans une société patriarcale, un exemple ici) et, si elle l’est, ce n’est en aucun cas à une autre personne de prendre la parole sur ce qu’elle a vécu. Les femmes, et les histoires dont elles ont fait l’expérience ont été tellement invisibilisées que toute personne qui ouvre un manuel d’Histoire, peut être convaincue que les « femmes » ont été inventées en même temps que le
wifi. Il est donc temps de donner la parole à des femmes et de faire taire leurs frères.
On pourrait être d’accord avec le journaliste Quentin Girard, qui a pris le temps et la plume pour dire au monde ce que les femmes énervées par les propos de Moix n’avaient pas eu l’air de comprendre : « Yann Moix a le droit de coucher avec qui il veut » (sur Libe.fr). Oh non, les activistes qui dénoncent le renforcement de l’invisibilisation systémique des femmes de cinquante ans à cause de ce type de propos voulaient vraiment le faire changer d’avis (?). « Certes, les désirs qu’il exprime sont désespérément banals, mais, au moins, il a le mérite de la sincérité. » Le journaliste justifie la prise de position du polémiste en expliquant qu’il n’est pas politique et qu’il a uniquement des positions fétichistes. Et que tout le monde a des préférences fétichistes. Soit. Je ne vais pas le contredire.
Mais la face cachée de cet édito est bien de dire : « Chères féministes, chère Mona Chollet – puisque c’est l’essayiste qui a réagit la première sur Twitter – soyez plus intelligentes que ça et arrêtez de vous énerver ». Car l’énervement de quelques unes et le malaise de bon nombre de lectrices seraient, selon le journaliste, injustifiés. Car l’importance est ailleurs : « L’important n’est pas de faire semblant de désirer sans aucune œillère. L’important est de laisser baiser et aimer les autres tranquilles. (…) Quand deux personnes de religions différentes ne peuvent pas se fréquenter, c’est un problème. Quand des couples du même sexe ou d’une couleur de peau différentes se font insulter dans la rue ou tabasser, c’est un problème. » En d’autres termes : « vous n’avez pas le droit être mal à l’aise avec les propos de Yann Moix et si vous l’êtes, cela n’a rien à voir avec ses propos ».
Ce sexisme bienveillant a pour effet de maintenir les inégalités sociales entre les sexes, comme l’analysent les chercheu·se·r·s Marie Sarlet et Benoit Dardenne. En l’occurrence, « attribuer le malaise et les pensées intrusives induits par le sexisme bienveillant à une source externe, par exemple à l’individu sexiste ou à la mauvaise ambiance du contexte, pourrait également constituer un moyen permettant aux femmes d’éviter les effets négatifs du sexisme bienveillant ».
Yann Moix n’est certes pas politique mais une personne publique qui n’hésite pas à donner son avis sur ce qui ne le concerne pas. Et ses propos importent. Il renforce le préjugé selon lequel les femmes de plus de cinquante ans ne devraient plus plaire aux autres et, par incidence, à elles-mêmes. « Le sexisme bienveillant conduit les femmes à confirmer, au niveau de leurs comportements objectifs, les attentes stéréotypiques quant à leur forte sociabilité et leur moindre compétence. L’intériorisation de ces croyances et la confirmation comportementale qui en résulte légitiment et justifient la domination masculine, renforçant ainsi les inégalités
sociales entre les genres et les rendant mêmes ‘naturelles’ et ‘objectives’ ».
L’énervement est justifié. Les propos de Moix renforcent ainsi les positions dans lesquels les femmes sont enfermées depuis des siècles : elles sont victimes mais ne peuvent pas parler (sauf si elles sont prêtes à subir de lourdes conséquences), elles sont énervées mais ne peuvent pas l’exprimer.
Ce n’est pourtant pas cette sortie de route (la route étant la révolution féministe) de début d’année qui va m’empêcher de rester optimiste. « Seul l’aveugle volontaire peut ignorer que l’histoire de l’existence humaine est en même temps l’histoire de la douleur : de la brutalité, du meurtre, de l’extinction massive, de toute forme de vénalité et d’horreur cyclique. Aucune terre n’en est l’exception ; aucun peuple n’est sans sa tache de sang ; aucune tribu n’est totalement innocente. Mais il y a encore cette question rédemptrice du progrès incrémental. Pour celles et ceux qui ont des perspectives apocalyptiques, cela peut paraître petit, mais pour celle qui, il n’y a pas si longtemps, ne pouvait ni voter, ni boire à la même fontaine d’eau que ses concitoyens, ni épouser la personne de son choix, ni vivre dans un certain quartier, un tel changement incrémental semble énorme. » (Zadie Smith, Feel Free).
Pour cette année, Chères Glorieuses, je vous souhaite d’être optimistes. D’être énervées et optimistes. Car au regard de l’Histoire, vous avez toutes les raisons de l’être.
|
|