Cet été, je vous laisse entre les mains d’autrices et d’auteurs formidables à qui j’ai demandé de réfléchir à la question du doute. Elle, elle et nous par Audrey Célestine
Note de l’éditrice : toutes les notes numérotées peuvent être retrouvées à la fin de la newsletter (je sais, ce n’est pas très pratique mais ça va ce n’est pas la fin du monde quand même). Deux femmes de ma vie ont « perdu la tête » ces dernières années. C’est en tous cas ainsi que je l’ai présenté, parfois. A des intimes, des ami.e.s, à qui le confier me paraissait naturel. L’une est désormais au « pays sans chapeau » (note 1). On ne sait pas bien ce qui adviendra de l’autre. Pour chacune d’entre elles, des membres de Les doutes ont été multiples. Pour l’une, ma grand-mère : se souvient-elle, même un tout petit peu de moi ? J’étais sa préférée je crois : ce privilège implique-t-il d’avoir laissé une trace plus durable, physique même peut-être, dans une partie de ce cerveau désormais soumis à une usure à la fois lente et irréversible. Longtemps, elle a continué à danser, en rythme. Élégante même. Le pas à peine modifié par l’arthrose aux genoux. Les yeux fermés, pour mieux sentir la musique j’imagine. Alors, si elle pouvait encore éprouver cela, sans doute y avait-il une part d’elle qui s’agitait, se modifiait, se renversait au-dedans d’elle en entendant ma voix ou mon prénom. AU-DREY. TA PE-TI-TE-FILLE. D’autres fois, elle disparaissait. Elle faisait une « chape » (note 2). Repartant en-ville, le plus souvent, par l’ancienne Route de Schœlcher à Fort-de-France. De retour dans le quartier populaire où elle avait élevé ses enfants. Et on recevait un coup de fil. Elle avait été aperçue errant dans telle Parfois, avant que la maladie n’ait rongé trop de souvenirs, ses interrogations, ses doutes nous faisaient sourire. Rire même, on peut l’avouer. Lorsqu’elle croisait une vieille connaissance au détour d’un rayon de Super H, le supermarché de la Cité Ozanam où elle avait vécu 25 ans, elle pouvait donner le change plusieurs minutes. Et lorsque la bonne femme s’était éloignée, elle se tournait vers l’un des siens, encore reconnu, pour demander : ki moun ki té la ? (note 4) A un enterrement, elle s’est soudain arrêtée de pleurer pour demander à la personne à ses côtés : ki moun yo ka téré (note 5) ? Comique de situation. Pour l’autre, ma sœur, une forme de colère mêlée de tristesse m’a longtemps empêché de considérer autre chose que mes propres doutes et ma propre détresse face aux délires. Aux histoires racontées avec tant d’aplomb. Et cette petite pointe de mépris dans sa voix à elle parfois, face à mon incapacité à « voir », à « comprendre » ce qu’elle vivait vraiment. Les doutes que j’exprimais n’étaient que la marque d’une forme d’infériorité. Celle d’un esprit enfermé dans un genre de cartésianisme. Dans l’absence de spiritualité qu’elle me reprochait à demi-mot. Cette incapacité à croire que des forces plus puissantes que nous, que moi en tous cas, provoquaient ces Les bouts de vie qu’elle inventait trahissait un petit cœur romantique que je ne lui soupçonnais pas : il était question de passion, d’âmes jumelles, de fusion des esprits, de mariage par la pensée. Tout cela narré avec une conviction telle qu’il m’arrivait de douter… Et puis de temps en temps, entre la recherche d’une solution médicale qu’elle refusait et tous les problèmes pratiques que cela entraînait dans ma vie, celle de son fils, sa fille, sa mère, la mienne, il y avait comme une petite musique En quoi est-ce si grave de perdre la tête ? M’occuper des enfants d’elle ne me posait pas vraiment de problème. J’ai toujours considéré que j’étais (l’)un de leurs parents. Mais longtemps, j’ai pleuré de rage, le jour, la nuit, de penser à tout ce qu’iels s n’avaient pas, ce qu’elle n’était pas en mesure de leur offrir, ce qu’elle DEVRAIT pouvoir leur offrir parce que Mais au fond me disait la musique : pourquoi cette colère et cette tristesse ? Finalement, elle était plutôt moins agressive que dans notre enfance. Comme apaisée parfois. La noirceur dans son regard avait disparu. (Pourtant, lorsqu’elle acceptait les traitements, je ne supportais pas de voir ces yeux qui, enfant, m’avaient terrifiée, être dans le vide, hagards. Au point Mais oui, pourquoi la tristesse ? Pourquoi l’angoisse ? Pourquoi le cœur qui se serre, les lèvres qui se crispent, la bouche qui s’assèche ? Pourquoi les nuits sans sommeil, pourquoi la colère, pourquoi la frustration, pourquoi le besoin d’en parler aux miens choisis, souvent, pourquoi la gorge qui se serre, pourquoi le poids sur la poitrine ? pourquoi le dos qui se bloque ? pourquoi les reproches parfois bien dits, souvent mal venus ? pourquoi le désespoir ? Sans doute parce qu’il n’y avait aucune bonne solution. Que dans le monde ************** ************* Alors parfois j’imaginais la nature, de l’espace, du beau. (En souriant parce qu’enfant elle n’aimait pas trop ça les plantes et la nature. Elle devait sans doute aimer le beau.) Les couleurs du ciel sont belles comme lorsqu’on y Et là, je l’imagine toute la nuit, écouter les bruits de la nuit antillaise et communier. Elle discute avec son amoureux imaginaire. Peut-être sont-ils plusieurs dans sa tête ou autour. Elle se sent aimée, aimée et rien n’a d’importance, et ce n’est pas grave. Lorsqu’elle aura faim, elle marchera et rencontrera des gens qui la nourriront. Si elle est en forme, elle cuisinera peut-être l’un de ces plats qu’elle n’a pas concoctés depuis tant d’années. Je ne Elle n’est pas seule et si elle l’est, il y a toute cette vie intérieure qui se déploie, les habitants d’elle qui lui parlent, lui décrivent le monde et les autres. Ses enfants ne s’inquiètent pas. Notre mère ne pleure plus. Pas sûre qu’iels lui parlent aujourd’hui puisqu’elle est partie en divagation et on ne sait jamais quand ça la ramène vers nous. Mais non, iels ne sont pas tiraillés, qu’iels la croient ou pas n’a pas d’importance. Iels l’aiment et elle, elle va bien. Le doute s’est délesté de l’angoisse. Iels ont désormais mille parents alors peu importe qu’elle soit ailleurs. Ici, on ne s’abandonne pas. Alors tout va bien. Peut-être croise-t-elle des femmes dont les souvenirs sont désormais des pointillés. Sans doute accepte-t-elle l’invitation à danser. En rythme et en fermant les yeux. Et si elles oublient de manger, d’autres sont là et veillent au grain. Elles seront nourries. On veillera sur elles. Et lorsqu’on appellera leurs enfants, on ne parlera plus de chape. On dira « ELLE est avec nous ! Elle a dansé En imaginant cette autre dimension, cette nouvelle manière d’être humaines ensemble, je comprends bien que quelque chose de ces pathologies m’échappe. Mais je sais aussi que tout cela : le beau, la danse, les autres qui entourent et qui veillent, je sais que tout cela fait aller bien. Mieux au moins. Et mieux je prends. Et elle et elle. Elles en diraient quoi elle et elle ? Il y a toujours ces prénoms oubliés, ces histoires ressassés jusqu’à ce qu’on ne trouve plus les Il y a toujours le brouhaha dans la tête, jusqu’à la cacophonie. Le déséquilibre permanent, un « bigidi » mal maîtrisé qui s’amplifie à mesure que la maladie progresse et qui fait dépenser une énergie folle même lorsque le corps est trop fatigué pour continuer à danser encore. Que deviennent-iels vraiment la cacophonie et le déséquilibre ? J’aime l’idée d’une société soucieuse de la liberté des folles et des séniles, là au milieu de nous. Une société qui fasse un sort à la figure de la mère. Celle honnie parce qu’elle n’y arrive Qui accueilleraient même les voix, les silences, les sons, la musique dehors ou dedans la tête. Pour que vivre vraiment ensemble soit possible. Moi ce mieux je le prends. J’imagine qu’elle et elle aussi. Mais je ne sais pas. Notes
Audrey Célestine est autrice, enseignante et chercheuse en sciences sociales, maîtresse de conférence à l’université de Lille. Elle a récemment publié Des vies de combats. Femmes, noires et libres aux Editions L’Iconoclaste. Pendant tout l’été, un carnet Les Glorieuses offert pour chaque abonnement au Club (Deluxe et Royal) **Offre Deluxe** Le Club réunit chaque mois autour de rencontres féministes, des personnalités engagées inspirantes. L’accès est gratuit pour les membres. Pour ce mois de mars, nous offrons avec l’adhésion Deluxe à 79 €, un carnet Les Glorieuses, dont la couverture a été réalisée par l’artiste Heloïsa Marques. Pour adhérer, ça se passe ici : Le Club L’offre Royal Deluxe avec la pochette complète, le livre, DEUX carnets et des surprises est disponible pour 129 € / an.
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