« Je me dis : “Je ne peux pas écrire un mot de plus.” Je me dis : “Je vais couper les amarres : aller voir Roger en France ; je boirai des cafés aux terrasses des trottoirs ; je verrai les collines du Midi ; je m’abandonnerai à la rêverie ; je laisserai mon esprit sortir de sa cage de fer, pour qu’il se meuve en liberté par ce beau mois d’octobre. »
Virginia Woolf
Pauline Bayle est metteuse en scène et comédienne. Elle dirige également le Théâtre public de Montreuil. Malgré son jeune âge, elle a déjà adapté nombre de classiques comme L’Iliade et L’Odyssée, L’Orfeo ou encore Illusions perdues. Aujourd’hui, elle propose une nouvelle création, Écrire sa vie, une adaptation des écrits de Virginia Woolf. Si vous lisez la newsletter depuis quelque temps, vous savez combien les textes de cette autrice m’ont été fondateurs dans ma manière de penser. « La beauté du monde, qui est si fragile, a deux arêtes, l’une de rire, l’autre d’angoisse, coupant le cœur en deux », a écrit Woolf un jour.
C’est cet équilibre que nous passons notre vie à essayer de maintenir – surtout lorsque le temps nous enjoint de pencher du côté qui nous plaît le moins. Et c’est précisément cet équilibre, si précaire, si sublime que Pauline Bayle a réussi à mettre en scène dans Écrire sa vie. Avec Pauline Bayle, nous avons parlé de créer de nouveau après en avoir été empêchée, d’apaiser sa force créatrice et de composer avec le doute inhérent à la création et l’assurance nécessaire pour créer entourée de personnes incroyables.
*** Écrire sa vie est au Théâtre public de Montreuil – CDN | jusqu’au 21 octobre 2023, en novembre à Tarbes, début décembre à Toulon, puis à Clamart, Dijon et Lyon. Et oui, vous pouvez gagner deux places (deux fois deux places) pour le TPM pour la représentation du mercredi
11 octobre, en répondant à cet e-mail ***
Crédits – Ecrire sa vie, Simon Gosselin
Rebecca Amsellem – En mettant en scène Les Vagues, vous continuez votre passation de récits qui vous ont été initiatiques. À quel moment de votre vie avez-vous ressenti pour la première fois un lien avec les écrits de Woolf ? À quel sentiment ses écrits ont répondu ? Pauline Bayle – Le premier livre que j’ai lu de Virginia Woolf, c’était Mrs Dalloway. Je devais avoir 18-19 ans, c’était un été où j’étais à Paris et je n’avais pas grand-chose à faire. Ça a été un choc. Parce que cette immersion au creux de ces personnages dont elle nous narre le fil de pensées, m’a donné l’impression d’être en eux. C’est une expérience presque physique d’une rencontre intime avec chacun. C’est la première fois que j’étais immergée comme ça dans la subjectivité, le regard, la sensibilité d’être d’un point de vue littéraire. Cette lecture m’a donné le sentiment d’échapper à cette inexorable solitude attachée à la condition humaine à laquelle on ne pourra jamais remédier. J’ai ressenti de la consolation parce qu’on se sent à la fois très seule, avec la solitude de chacun des personnages et en même temps, on sort de notre propre solitude puisqu’on est avec la solitude de quelqu’un d’autre. Rebecca Amsellem – Je pense que mon moment préféré de tous les moments de la pièce Écrire sa vie, était lorsqu’ils plongent dans les vagues pour entrer dans le monde secret merveilleux. Pendant un instant, j’avais l’impression d’être avec Virginia Woolf avant qu’elle ne meure. Comme si elle était sûre que l’après serait fantastique. Comme si elle nous disait que tout allait bien se passer. Comme si elle nous rassurait : « Ça va, merci de vous inquiéter pour moi mais ça va ». Et puis, l’après-vague, l’après-tsunami. La joie de créer de nouveau après en avoir été empêchée, noyée. Cette joie qui naît du savoir que ces moments sont précieux, qu’ils peuvent nous
être enlevés à tout moment. Ça vous est arrivé de ne plus réussir à créer ? Est-ce là que Woolf est intervenue ? Pauline Bayle – Dans l’ensemble de son œuvre, particulièrement dans Les Vagues, Woolf oppose au néant et au chaos, une foi inébranlable dans la création, dans l’écriture et dans l’amitié. Je suis animée par cette même foi. Elle oppose donc au chaos et à la difformité du monde, pour reprendre ses propres termes, la beauté et l’amitié. Et ce qui lie la beauté et l’amour, pour elle, c’est le langage. C’est le langage qui permet de faire exister la beauté – au travers de plusieurs regards posés sur la même chose. Et c’est ce même triptyque – beauté, amour et langage – qui est au cœur de ma vie à la fois d’artiste, mais aussi d’être humain. Rebecca Amsellem – Un des thèmes principaux des Vagues, vous l’avez dit, c’est l’amitié. Un autre thème, c’est le fait de devenir écrivain, au travers du personnage de Bernard. Ce qu’il dit en substance est que, pour devenir écrivain, il faut faire le deuil d’une forme de soi, de passer par l’immunité au désir et à la curiosité pour renaître. Pensez-vous qu’il faille en passer par là pour créer ? Pauline Bayle – C’est ce qui m’a bouleversée dans Les Vagues, cet apprentissage-là. L’apprentissage du deuil, de la mort, du fait qu’on n’est pas tout-puissant, qu’on n’est pas omnipotent. Il y a un moment dans sa vie, enfant, où on n’a pas du tout la perception de sa finitude : ne pas avoir conscience qu’un jour on va mourir, que les gens qu’on aime vont mourir, que le champ des possibles se refermera parce qu’on fait des choix. Et la découverte de cette finitude est une très grande violence en soi, une très grande intensité. Tout le monde en fait l’expérience, chacun à son endroit, chacun avec son histoire. Traverser la vie revient à apprendre à accepter que la lumière va de pair avec l’ombre, s’il n’y a que de la lumière, on ne voit pas, on est ébloui. L’ombre permet de révéler la lumière, de révéler la beauté. Il faut accepter que cela ne sert à rien de vouloir faire disparaître la mort, la peur, la blessure, la violence. Il faut accepter que c’est aussi elles qui permettent de mettre en lumière la beauté, la joie, la légèreté, l’insouciance. Ce sont nos limites qui rendent la création possible. En disant cela, Woolf est profondément optimiste. Je trouve cet optimisme si puissant, si consolateur.
Pauline Bayle par Julien Pebrel, 2022
Rebecca Amsellem – Dans une note, vous citez A Sketch of the Past, Moment of Being, « Et ainsi je persiste à croire que l’aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain. J’avancerai en guise d’explication qu’un choc, dans mon cas, est aussitôt suivi du désir de l’expliquer. Je sens que j’ai reçu un coup ; mais ce n’est pas, comme je le croyais quand j’étais enfant, un simple coup d’un ennemi caché derrière la ouate de la vie quotidienne ; c’est le témoignage d’une chose réelle au-delà des apparences ; et je la rends réelle en la traduisant par des mots. C’est seulement en la traduisant par des mots que je lui donne son entière réalité. Cette entière réalité signifie qu’elle a perdu son pouvoir de me blesser ; elle me donne, peut-être parce que, en agissant ainsi j’efface la souffrance, l’immense plaisir de rassembler les morceaux disjoints. Peut-être est-ce là le plus grand plaisir que je connaisse. » Cette citation me rappelle ces mots d’Anaïs Nin : « Si je n’avais pas créé mon propre monde, je serais probablement morte dans celui des autres. » Pauline Bayle – Il y a, dans la naissance de Woolf comme autrice, cette aspiration à se laisser porter par le cours des choses sans se noyer, de réussir à ne pas être emporté par la vague. On sait grâce à son journal que Virginia Woolf était étranglée par toutes les conventions de la société victorienne. Le personnage de Bernard le dit, autrement : pour créer, il faut échapper au cours des jours, ne pas être avalé par le quotidien, les gens qu’il faut voir, les choses qu’il faut faire. Pour créer, il faut rompre cette espèce de mécanique du quotidien et réussir à créer un monde exact. Et là, ça rejoint ce que vous dites sur Anaïs Nin. Créer un monde à soi demande de s’échapper, de s’extraire de la temporalité. Le film Showing Up de Kelly Reichardt en parle très bien : il est si difficile pour un ou une artiste de trouver l’espace de concentration nécessaire pour tisser ton fil sans être avalé par les soucis du quotidien. À cette nécessité s’ajoute la sensibilité indéniable de Woolf. Quand toi tu as trois pores sur ta peau, elle en a un milliard. Et sa volonté est de les expliquer. Dans Les Vagues, elle va examiner, déplier son angoisse et devenir une sorte d’archéologue. Elle plonge en elle-même et dans les chocs qu’elle a reçus, des choses à la fois immenses comme la mort de sa mère et des choses insignifiantes comme son petit bateau dans un petit lac qui chavire et qui coule un été. Cette démarche-là, cette curiosité profonde à l’égard du genre humain, est ce qui fait d’elle une immense écrivaine. Rebecca Amsellem – Je pense qu’il n’y a pas plus universel chez les personnes qui créent que ce sentiment de ne pas être à la hauteur de celles et ceux qui nous ont permis d’être qui nous sommes ou de faire ce que nous faisons. Vous, vous vous attaquez / vous rendez hommage à toutes ces personnes – Homère, Balzac, Slimani – Comment apaisez-vous ce sentiment ? Pauline Bayle – Travailler sur des œuvres qui me dépassent est une très bonne manière de se nourrir de choses plus grandes que soi et en même temps de faire sa paix avec ces œuvres. Car une œuvre parfaite n’existe pas. Même les chefs-d’œuvre ne sont pas parfaits. Cela permet de démystifier ce rapport aux grands artistes qui peut être écrasant et de partir en compagnonnage avec un artiste, une œuvre. Cette matière que j’ai entre les mains, elle est géniale, mais elle est humaine. Quand on commence à travailler sur une adaptation, c’est beaucoup d’amour, c’est un peu de disputes aussi, c’est vivant. Rebecca Amsellem – Dans une lettre à Vita Sackville, Virginia Woolf parle de ce qu’elle ressent lorsqu’elle a réussi à mettre en mots ce qu’elle souhaitait avant même de le poser sur papier, a « wave in the mind ». Ici, la vague est le rythme qui préexiste aux mots. Avez-vous souhaité faire transparaître cet apaisement ? Pauline Bayle – Woolf dit qu’écrire c’est le rythme. Il se trouve que je suis convaincue que la mise en scène, c’est le rythme. Il est difficile de prendre du recul sur le rythme de l’œuvre qu’on est en train de créer. C’est une science qui n’est pas exacte, parce que la perception qu’on a du rythme, selon l’état dans lequel on est, n’est pas du tout la même. Quand on a le trac une seconde peut paraître 10 minutes. Et quand on lit Woolf, on sent qu’elle s’inscrit dans une expérience physique. Rebecca Amsellem – Dans la pièce, vous faites dire à un de vos personnages « C’est terrible de n’être que soi ». Est-ce qu’un des ingrédients pour une sorte de paix intérieure, une recette au bonheur serait d’accepter la multiplicité de soi ? Pauline Bayle – L’intranquillité est inhérente à la création – on vit une multiplicité d’émotions, de pensées. On se nourrit des gestes des autres pour réussir à créer son propre geste. Et cette quête du geste est pleine de doute, de questions. Il ne faut pas essayer de ne pas avoir peur, il faut être tranquille avec le fait que ça va être intranquille. Ça va être terrifiant et ça va faire partie du processus. Il y a une partie de ma vie où j’ai voulu lutter contre ça. J’ai fantasmé une création qui ne serait qu’épanouissement. Et comme la réalité était tout autre, je me disais que j’avais un problème, que je ne faisais pas bien. Aujourd’hui, je l’ai accepté : la quête sera intranquille. Ce sera des affres mais beaucoup de joie aussi, des grandes joies. Rebecca Amsellem – Je pense que ce que je vais dire est d’autant plus vrai pour le monde du théâtre que pour la littérature : quand on crée un nouveau projet, on doit embarquer beaucoup de monde : la régie, les actrices, les comédiens, la production… Il faut composer avec le doute inhérent à la création et avec l’assurance nécessaire pour embarquer tout le monde. Comment fait-on pour composer avec les deux ? Pauline Bayle – Je ne peux être que très honnête sur mes intuitions et sur mes doutes, sur ces moments où je ne sais pas. Quand je mets en œuvre une intuition, j’essaie de la formuler, de dire s’il y a quelque chose en moi qui n’est pas convaincu et d’en parler. J’affirme aussi que dire qu’on ne sait pas doit être normal, c’est inhérent au processus. Cela ne signifie pas que je n’ai pas bien fait ou que je ne suis pas légitime. Pour cela, je ne peux pas être susceptible. Dans le processus des répétitions d’un spectacle, je travaille les échanges avec les acteurs et créateurs techniques. J’essaie d’ouvrir le plus possible les espaces d’échanges sur les perceptions, d’en discuter, de décortiquer ensemble et puis d’avancer, à tâtons. Il y a une quête collective avec nos petites lampes frontales. Le théâtre est, je crois, un art où l’espace pour le doute existe. Rebecca Amsellem – Pina Bausch a dit un jour : « Longtemps, j’ai pensé que le rôle de l’artiste était de secouer le public. Aujourd’hui, je veux lui offrir sur scène ce que le monde, devenu trop dur, ne lui donne plus : des moments d’amour pur. » C’est ce que j’ai ressenti en regardant Écrire sa vie – c’est un poème sous un spectacle. Pauline Bayle – C’est la raison pour laquelle j’ai voulu faire ce spectacle. Rebecca Amsellem – La dernière question, c’est la question de la société féministe, égalitaire et joyeuse et optimiste. Quel est le détail qui vous permet de savoir que vous vivez dans cette société ? Pauline Bayle – C’est un sentiment, celui de la liberté de pouvoir être qui j’ai envie d’être sans que personne trouve à en redire. Je trouve qu’il existe des attentes spécifiques sur les artistes en fonction de leur genre. À ce sujet, Woolf a un rapport politique à la multiplicité, dans le sens où pour elle, la couleur de peau, le genre c’est secondaire. Elle décrit un monde où ces gens sont enfermés dans des conventions sociales, genrées, où la hiérarchie sociale est déterminante mais décrit avec la profondeur l’immensité de chaque personnage – peu importe où il se trouve dans la hiérarchie sociale. À aucun moment elle ne va les limiter. Ce sentiment de liberté me permettra de ressentir que tout est possible et que rien, ni personne ne peut être parfait.
Crédits – Ecrire sa vie, Simon Gosselin
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