Radicaliser l’égalité avec Réjane SénacEt voilà, c’est la fin de notre édition spéciale La Méthode. Pendant cette newsletter / podcast, j’ai essayé de répondre à cette question – comment réalise-t-on une utopie ? Rebecca (pour me suivre sur Instagram, c’est ici et sur Twitter, c’est là) Illustration: Hina Hundt Aujourd’hui, nous retrouvons Réjane Sénac, la chercheuse française spécialisée en mobilisations sociales. Réjane Sénac est directrice de recherche CNRS au CEVIPOF, le Centre de recherches politiques de Sciences Po où elle enseigne. Elle a notamment publié Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines (Presses de Sciences Po, 2021) et Les non-frères au pays de l’égalité (Presses de Sciences Po, 2017). Rebecca Amsellem – Avez-vous conscience que votre travail est utile à Réjane Sénac – Je dirais plutôt que je l’espère. Je perçois la recherche comme une manière – et il y en a d’autres – d’essayer de comprendre la complexité du présent en prenant en compte l’épaisseur du passé et comment il fait retour dans le présent. La tentation est grande d’appréhender les problèmes contemporains en opposant la pureté des principes et les difficultés de leur mise en œuvre. Le problème se limiterait alors à un problème de « comment ». Cette narration occulte la gravité et la profondeur du problème La recherche repose sur une démarche d’humilité face à une ou des énigmes. Mes recherches sur les mobilisations contemporaines contre les injustices abordent notamment celle de la cohabitation d’une double injonction : celle de faire nombre pour être efficace dans la lutte contre les inégalités et de l’autre celle de se méfier du risque Rebecca Amsellem – De quelle manière votre objet de recherche – les mobilisations sociales contemporaines contre les injustices – est-il perçu dans votre milieu universitaire ? Réjane Sénac – Les luttes Rebecca Amsellem – Nous vivons un backlash/retour de bâton important. Dans votre livre Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines (Presses de Sciences Po, 2021), vous citez l’artiste féministe Typhaine D. : « un backlash de géante qui fait suite à un féminisme avec des pas de géante ». Que pensez-vous du discrédit du discours féministe dans notre société actuelle ? Réjane Sénac – Cette citation de Typhaine D. s’inscrit dans une réaction de conservatisme face à des avancées perçues comme une remise en cause de l’ordre existant et jugé légitime. Mais c’est aussi Rebecca Amsellem – Au sein des mobilisations, même quand on parle de révolution, finalement, on pense réforme, parce qu’on est toujours dans cette continuité de se dire qu’on parle d’un socle qui est un socle égalitaire et qu’on veut continuer à Réjane Sénac – Il faut commencer par faire le diagnostic que l’on n’est pas tous et toutes d’accord avec le diagnostic selon lequel il y a des injustices, des inégalités, c’est-à-dire des différentiations illégitimes dans notre société. Faire ce diagnostic et considérer que l’on souhaite porter une autre histoire au présent et à l’avenir n’est pas consensuel. Il faut remettre du politique en acceptant de voir la divergence. Autrement dit, le problème n’est pas dans les divergences entre activistes et entre militant.e.s. Le problème fondamental est que même si on additionne toutes les mobilisations, toutes les revendications, toutes les forces, tous les univers de possibles, de pensables, d’actions, tout ce faire en commun, la résistance de l’ordre existant sera peut-être plus forte. La réponse par les « jardins partagés », les « utopies en acte » est sans doute à comprendre comme une manière de porter un changement même sans parvenir à être majoritaire. Rebecca Amsellem – Il semble que le mouvement féministe soit morcelé : il existe plus de comptes Instagram féministes, de livres, que d’organisations permettant de mener cette révolte. Est-ce le « Je me révolte donc nous sommes » de Camus ou le « Je me révolte donc je suis » de Absolument Personne ? Est-ce une forme d’intégration des valeurs capitalistes (l’individualisme) dans un mouvement féministe ? Réjane Sénac – Je répondrais en donnant la parole à Lisa Watson, aborigène d’Australie, qui a beaucoup été citée pendant mon enquête : « Si tu es venu.e pour m’aider, tu perds ton temps. Mais si tu es venu.e parce que tu penses que ta libération est liée à la mienne, alors travaillons ensemble. » Ce qui ressort de cette recherche est ce qui peut sembler être une individualisation des luttes sociales est plutôt un moment associant l’intime et le politique, le collectif et l’identité/relation. La métaphore des îlots formant des archipels est intéressante parce qu’elle renvoie à l’idée d’Édouard Glissant que ce qui fait commun, c’est l’océan entre les îles. Le lien entre le politique et la mise en relation est développé par les activistes appartenant à des types de collectifs différents dans leur rapport à l’institutionnalisation et aux institutions. J’ai en effet interviewé aussi bien les responsables de SOS Racisme, la Ligue des droits de l’homme, le MRAP, la coordination française du lobby européen des femmes que des militantes, que des activistes fluides ou freelance comme un.e habitant.e ou des blogueuses. Leur point commun est d’associer l’entrée dans l’engagement par l’expérience Ce qui ressort de cette enquête c’est une autre conception du « qui », du « quoi » et du « comment » du politique. L’impression de morcellement, d’individualisation de l’engagement dit la remise en cause des intermédiaires (partis politiques, syndicats, médias, élu.e.s). Le mouvement #MeToo dit cela en affirmant que les violences subies par les femmes sont des violences sexuelles et sexistes. L’idée de dénoncer en commun des injustices d’emblée perçues comme politiques (je subis des violences en tant que femme) n’est pas individualiste. À partir de ce diagnostic, le faire (en) commun consiste à inviter au-delà de groupes qui seraient des groupes constitués par une idéologie a priori. L’horizon est d’inventer ensemble quelque chose qui sera un mélange d’actions, de mobilisations, d’émotions, la colère étant par exemple assumée comme ayant un rôle important dans la dénonciation, mais aussi la joie. Rebecca Amsellem – Cette description ressemble à ce qu’on pourrait dire d’une nouvelle religion qui émerge. Réjane Sénac – Cette comparaison est très intéressante car le terme de religion dit « ce qui relie ». Ce lien n’est pas posé ou imposé selon un cadrage idéologique a priori, mais comme une coconstruction pertinente dans la compréhension à la fois de ce qui relie les dominations, les émancipations, mais aussi de ce qui les distingue. L’horizon n’est pas de se mettre d’accord sur une idéologie ou un horizon communs. Le seul horizon partageable est de s’émanciper chacun.e à sa manière avec son histoire, son héritage et les outils, les moyens qui sont compatibles avec son épanouissement. Rebecca Amsellem – La radicalité politique permet, par définition, de revenir aux racines du mouvement, à son essence. À ce sujet, vous citez la sociologue Isabelle Sommier, pour qui les engagements se revendiquent radicaux au sens où ils s’inscrivent dans « une posture de rupture vis-à-vis de la société d’appartenance, acceptent au moins en théorie le recours à des formes non conventionnelles d’action politique éventuellement illégales, voire violentes ». Réjane Sénac – Mon hypothèse de départ était que ce qui allait faire commun, c’était l’adhésion et la défense d’un horizon d’égalité. Mon enquête, effectuée auprès d’associations, d’activistes féministes, antiracistes, écologistes, antispécistes, de lutte contre la pauvreté et pour la justice sociale, souligne le partage d’un ennemi commun : un système politique républicain et un système économique néolibéral à la fois sexistes, racistes, classistes et écocidaires. Il y a une double radicalité dans le diagnostic, à la fois de ce qui fait dominations et injustices, mais aussi de ce qui rend impossible de se mettre autour d’une table et de travailler ensemble à un cadrage commun, une cartographie et une stratégie communes. Cette radicalité est aussi une double lucidité sur notre héritage des dominations et sur notre héritage des émancipations. La fluidité est surtout présente dans les réponses face au diagnostic de l’échec d’une émancipation commune par un modèle figé et par la hiérarchisation des dominations et des luttes. Rebecca Amsellem – La désobéissance civile est la norme. Mais la révolte est par essence violence. N’est-ce donc pas antinomique ? Camus voit dans la révolte une évidence mais il doit trouver un fondement – théorique et pratique – à sa révolte. La révolte, au commencement, est un renversement d’un ordre, destruction. La révolte est un moyen de préserver quelque chose. Car le nihilisme Réjane Sénac – Ce qui ressort de mon terrain, c’est que la parole n’a de sens et de portée que lorsqu’elle est habitée et portée par les premier.e.s concerné.e.s, avec les premier.e.s concerné.e.s, la diversité des tactiques naît de ça. En effet, en fonction de la manière dont on a vécu les injustices et dont on les dénonce, on ne va pas porter des stratégies similaires. La diversité des tactiques est cohérente avec les sujets légitimes, le « qui » et le « de quoi » on parle, qu’est-ce qu’on dénonce et vers quoi on tend. Il m’a souvent été dit, « Martin Luther King n’aurait pas été efficace, n’aurait pas été audible s’il n’y avait pas eu Malcom X », les suffragistes sans les suffragettes. L’idée est que dans un système inégalitaire ayant le monopole de la violence légitime, qui est verrouillé, pour rendre visibles les injustices, et les minorités sociales invisibilisées, il faut des coups de force. Il faut rentrer par effraction et assumer cette effraction. L’approche réformiste est jugée utile, mais à condition de ne pas l’utiliser comme le seul levier d’action. La porte est trop étroite pour que l’on ne passe pas aussi par les fenêtres. La diversité des tactiques peut consister à respecter le type de lutte que chacun.e considère comme cohérente dans son parcours d’émancipation, mais cela peut être aussi une diversité au sein d’un même type de collectif. Les rôles ne sont pas distribués entre celleux qui font du plaidoyer, d’autres de la désobéissance civile non violente, et celleux qui déconstruisent la frontière violence/non-violence. On le voit par exemple à travers les actions de L214 dont j’ai interviewé la cofondatrice Brigitte Gothière et qui, dans un même collectif, fait cohabiter le plaidoyer pour améliorer le traitement des animaux non humains par le droit, des partenariats avec des acteurs de la distribution, mais aussi la mise en visibilité des violences faites aux animaux non humains par des vidéos ou des performances pouvant impliquer de la désobéissance civile. Face à l’échec du plaidoyer pour interdire la vente d’œufs provenant de poules élevées en batterie, ils ont ainsi mis en place des partenariats avec des grandes enseignes pour qu’elles s’engagent à ne plus vendre ce type d’œufs. Ce type de stratégie s’oppose au diktat de la pureté militante qui le stigmatiserait comme une trahison. Pour être efficace, ce qui est posé comme la priorité, il faut agir tous azimuts. C’est donc la diversité des tactiques qui est radicale. Il n’y a pas de hiérarchie entre les luttes et dans la manière de mener à bien une lutte, il n’y a pas de pureté. Rebecca Amsellem – Qu’est-ce que la radicalité fluide ? Réjane Sénac – L’expression de « radicalité fluide » n’est pas un oxymore, mais une cohérence. C’est une réponse face à l’analyse d’un contexte de dystopie, du fait de la pandémie mais aussi plus largement d’un croisement des urgences sociales et écologiques, face auquel le seul réalisme, c’est l’utopie. Il s’agit de passer d’une appréhension gestionnaire du politique selon laquelle « There is no alternative » (TINA) à une repolitisation par la mise en œuvre d’alternatives « There is alternatives ». Le prétendu pragmatisme moderne et néolibéral est considéré comme responsable de la destruction des ressources, de notre cadre de vie et de nos vies elles-mêmes, en particulier de notre santé. Le seul réalisme vivable et souhaitable est alors l’utopie concrète, l’utopie en actes. Ces utopies sont pensées et portées comme fluides, car la rigidité des utopies passées est perçue comme ayant participé de la reproduction de modèles totalitaires, de dominations et de destructions. Pour être émancipatrice, la radicalité ne peut être que fluide puisqu’elle est à la fois le diagnostic et la dénonciation des dominations entremêlées. Promouvoir les « jardins partagés », c’est se situer dans la création d’une fertilité commune non pas par le partage d’un corpus théorique commun a priori, mais par le partage d’un faire en commun. Pour reprendre la métaphore des îlots, la fluidité dit que le « commun » ne se réduit pas dans le partage d’un îlot, mais dans le passage entre îlot et donc dans la possibilité d’en partir en naviguant entre eux. Le commun est dans le passage, c’est-à-dire dans l’ouverture, la liberté toujours là. Le suspens, la spontanéité participent de ce mouvement d’émancipation. Une question est posée par certain.e.s activistes interviewé.e.s : quid de celles et de ceux qui ne peuvent pas vivre dans les jardins partagés ou dans les îlots ? Comment vivent-elles/ils tant que le système en place perdure ? Ce questionnement dit la persistance d’un indéterminé entre la nécessité pour être efficace dans la lutte contre les injustices d’être radical et fluide et le mystère consistant à savoir comment cette radicalité fluide peut permettre de construire un commun qui n’exclurait personne. Certain.e.s militant.e.s et activistes critiquent la réponse métaphorique de l’archipellisation comme un abandon de la question « comment changer de monde ? » au prétexte de l’élaboration de communautés permettant à quelques privilégié.e.s de changer leur monde en s’extrayant du monde. Rebecca Amsellem – À plusieurs reprises, vous avez précisé qu’il y avait beaucoup de joie dans les mobilisations que vous avez étudiées. Vous citez les analyses d’Isabelle Sommier sur les pathologies du militantisme et affirmez dans Radicales et fluides que « promouvoir un militantisme joyeux, c’est s’émanciper d’un modèle unique de militantisme correspondant à une histoire de l’engagement, en particulier à l’extrême gauche, où le critère premier est la pureté du sacrifice de soi pour la cause et l’organisation ». Vous citez également l’anarchiste Emma Goldman, « une révolution où je ne pourrai pas danser ne sera pas ma révolution ». Avez-vous ressenti cette joie inhérente à la mobilisation ? Pensez-vous qu’il s’agisse d’un sentiment plus fort que les burn-out dont on entend parler tous les jours ? Réjane Sénac – C’est une joie lucide. C’est une joie intense de vivre en commun le fait que les violences vécues, les injustices vécues ne sont pas le seul horizon ou le seul ingrédient de nos vies. Et donc, c’est une joie qui, en réalité, rend déjà vivables et vivantes ces utopies concrètes. Pour moi, les utopies concrètes, les utopies en actes, elles sont déjà en actes. Elles sont déjà là. Elles sont dans le partage de la dénonciation et pas seulement dans celui des initiatives en réponse. J’ai fait 130 entretiens, ce qui me permet d’avoir un aperçu de la richesse des alternatives. C’est enthousiasmant. Quand on commence à rentrer dans cet univers, on se rend compte de la complexité et de la profusion des engagements. La violence de la mise en visibilité des injustices et la difficulté à porter une diversité des tactiques, des alliances qui ne soient pas des renoncements entraîne le fait que la joie partagée ne peut que mêler profondeur et légèreté. Vivre dans la conscience des injustices et des violences parce qu’elles les touchent en tant que concerné.e.s ou allié.e.s, c’est vivre avec une énergie mêlant colère, déception, défiance, mais aussi joie de se retrouver ensemble à dénoncer des La joie vient aussi d’une réappropriation poétique du politique, par exemple par le terrorisme poétique porté par la culture pirate. L’association Aequitaz – Artisans de justice sociale située dans la Drôme travaille ainsi avec des bénéficiaires de minima sociaux pour reconstruire où chacun.e soit actrice et acteur à part entière par la création artistique. L’art est fondamentalement émancipateur car il joue avec le cadre, il ouvre l’univers des possibles et des pensables. Vivre l’émancipation par la création, c’est la joie de se sentir devenir sujet. La métaphore des jardins partagés, la valorisation de la permaculture disent la fertilité de la création dans un dépassement de la frontière entre nature et culture. À travers les performances, les activistes se réapproprient de manière créative l’espace commun comme un lieu où lutter contre les injustices, mais aussi un lieu pour créer, produire un nouvel espace émancipé. Cette émancipation est source de joie, même si les performances peuvent être sources de tensions. On voit bien cette ambivalence de la joie dans l’émancipation dans l’expression de terrorisme poétique. Cette joie se confronte à la violence des inégalités, de l’ordre injuste dénoncé. À la violence des résistances face au désordre engendré Illustration: Hina Hundt |
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