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Margaret Maruani et Chantal Rogerat ont un jour eu la chance de rencontrer Michelle Perrot. Elles ont parlé du monde ouvrier, de la valence différencielle des sexes et des mouvements féministes. Mais au détour d’une question, l’historienne a abordé ce qui s’avère être un des aspects les plus fascinants des vies des activistes : la conjugaison des passions, des engagements et des vies personnelles. Le personnel est politique, comme le rappelait le slogan ! Michelle Perrot parle du moment où elle a commencé à étudier les féminismes comme sujet d’analyse : « le [féminisme] légitimait des questions personnelles et privées que j’avais toujours refoulées comme hors jeu de l’histoire et dont il montrait et revendiquait la centralité. C’était une libération, des retrouvailles avec les femmes et avec la femme en moi. C’était la possibilité de concilier un projet politique – le mouvement des femmes, un projet intellectuel – écrire l’histoire des femmes – et un projet existentiel et personnel. C’était la subjectivité autorisée ou du moins instrument privilégié. » Un soulagement donc.

On pourrait ajouter que mêler passions et engagements entraîne à l’excellence. Prenons l’exemple de la chanteuse noire américaine Billie Holiday. Avant sa chanson phare, « Strange Fruit » (« un fruit étrange »), elle était certes acclamée par les critiques de jazz mais elle n’avait pas guère de succès populaire. A 24 ans, elle était lassée de passer ses nuits au Cafe Society pour 75 dollars par semaine. Surtout après neuf ans de travail acharné. Elle se dit alors, tant qu’à être peu connue, autant arrêter de chanter des vulgaires reprises de chansons d’amour imposées par son producteur. « C’est là que j’ai créé la chanson qui allait devenir mon cri de révolte » (« Lady sings the blues » in Blues et féminisme noir d’Angela Davis). Elle mis tout son talent à interpréter Strange Fruit (« Un fruit étrange »), chanson qui évoque le lynchage des noir·e·s aux Etats-Unis. « J’ai travaillé là-dessus comme une damnée parce que je n’étais absolument pas sûre de pouvoir faire passer ce texte et communiquer à un public superficiel de boîte de nuit des choses qui étaient essentielles pour moi. Je craignais que les gens ne détestent cette chanson ». C’est pour cela que chaque performance donnait lieu à une interprétation nouvelle.

« Ce fruit sera cueilli par les corbeaux, Ramassé par la pluie, aspiré par le vent, Pourri par le soleil, lâché par un arbre. »

On tenta de la déstabiliser. Martin Williams écrivit ainsi que la chanson était « peut-être une forme émouvante de propagande, mais certainement pas de la poésie ou de l’art ». Comme si la poésie ou l’art ne pouvaient être politiques. « Mais Holiday réalisa que Strange Fruit offrait un mode d’expression qui lui permettait de fusionner sa propre sensibilité, y compris sa haine envers la brutalité raciste, avec la rage d’une communauté qui pouvait potentiellement entrer en résistance. L’art n’atteint jamais la grandeur en se détachant de la réalité socio-historique » (Angela Davis).

Car Billie Holiday, comme toutes les blueswomen, a eu son lot d’agressions racistes. Alors qu’elle tournait avec l’orchestre blanc d’Artie Shaw dans le sud des Etats-Unis, elle raconte que c’était très compliqué de manger ou dormir. Mais le pire de tout, c’était « trouver un endroit pour pisser ». Au début, elle raconte qu’elle avait honte, mais elle devint de plus en plus fidèle à la cause des noir·e·s. « Je suis une femme de race » se plaisait-elle à dire.

Billie Holiday a pavé le chemin pour d’autres femmes qui ont choisi de faire de leur talent, de leur temps, de leur vie, un outil pour libérer les personnes dominées. Nina Simone est son héritière. Michelle Perrot aussi.

Crédits photo : Laurence Revol pour Wear Lemonade

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