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L’ignorance structurelle comme instrument de domination et les archives comme libération – Rencontre avec l’artiste Rosângela Rennó
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Rosangela Rennó est une artiste brésilienne, qui a exposé dans nombre d’institutions culturelles comme le musée du Guggenheim à New York; le Moma, la Tate Modern ou encore le Centre Georges Pompidou. Elle vient de recevoir prix Women in Motion, qui récompense chaque année la carrière d’une femme artiste. Son travail, sublime, explore la question de la mémoire, de l’oubli et du sacralisé au travers d’archives souvent laissées à l’abandon. Cet entretien a eu lieu à Arles, le 6 juillet dernier. Il a eu lieu en français.
// Concours // Cette rencontre est le fruit d’un partenariat avec Les Rencontres d’Arles, où l’artiste a une exposition visible jusqu’à fin septembre. À cette occasion, nous faisons gagner 5 forfaits toutes expositions dans la newsletter et 5 sur nos réseaux sociaux. Pour participer, il suffit de répondre à cette newsletter (dernière chance pour participer!).
Rebecca Amsellem – Le travail que vous exposez à Arles tourne autour de la question de la mémoire, la mémoire des personnes qui ne devraient pas être oubliées ou la mémoire des personnes qui ont toujours été là. Pour parler de la mémoire qu’on n’a pas ou plus, vous parlez d’« ignorance structurelle ». De quelle manière vous êtes-vous rendu compte à quel point la mémoire était politique ? Rosângela Rennó – En premier lieu, cela a un rapport avec mon pays. Je suis née pendant la dictature militaire et j’ai vécu sous la dictature jusqu’à 22 ans. Ce qui se passe avec toute ma génération, c’est le manque de la connaissance de l’histoire, de la vraie histoire, les militaires nous ont donné une version qui les intéressait. Quand j’ai commencé à faire de la recherche je me suis rendu compte qu’il y avait des trous énormes dans l’histoire du Brésil. C’était non seulement une histoire édulcorée, mais aussi une histoire pleine de moments d’amnésie. Et le manque de documents, les archives défaillantes sont une base de contrôle de la population. Une population sans mémoire est plus facile à contrôler. Une population sans éducation, encore plus. C’est de ça dont je parle quand je mentionne l’ignorance structurelle. Rebecca Amsellem – Une forme de cette ignorance structurelle est montrée avec les photographies que vous avez retrouvées de prisonniers de São Paulo. Rosângela Rennó – Il y a un problème avec cette collection. Dans le cas du pénitentiaire de l’État de São Paulo, j’ai trouvé une énorme collection de négatifs en verre, abandonnée dans des boîtes en carton. Il a été construit dans les années 70, pour en faire une espèce de pénitentiaire modèle pour l’Amérique du Sud. C’était une époque bizarre. Ils ont fait des enregistrements photographiques des tatouages sur les corps des prisonniers, des têtes, des quelques caractéristiques physiques qu’ils pouvaient trouver aux corps des prisonniers. Ce qui m’a surprise est l’absence de documentation attachée à cette collection et l’état d’abandon de ces négatifs. Alors même que les négatifs en verre sont considérés comme patrimoine historique. Cette collection est exactement comme je l’ai trouvée il y a trente ans. Ce sont des choses qu’on voit fréquemment au Brésil. Rebecca Amsellem – À propos du regard que vous portez sur les photos, vous avez utilisé le terme de surveilling gaze, pour qualifier le regard du surveillant, du pénitentiaire sur les prisonniers. Rosângela Rennó – J’utilise le terme de surveilling gaze pour désigner la façon de s’approcher de ces gens et de presque classifier ces gens avec un côté anthropologique et criminel. C’était normal au début du siècle : un des usages de la photo, une des fonctions sociales, était l’enregistrement pour aider à la reconnaissance de ces personnes. Mais je suis sûre qu’il y avait un projet au-delà de cette identification. Derrière tout ça, il y avait un projet scientifique fondé sur la théorie positiviste de la fin du xixᵉ siècle. Ce projet a coïncidé aussi avec le projet d’eugénisme au Brésil, qui était déjà le début du xxᵉ, qui a été développé jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. On commence seulement maintenant à comprendre ce qu’il s’est passé. À partir du xixᵉ siècle, il y avait au Brésil cette volonté de blanchir la population. Parce que la population brésilienne était composée à un certain moment de deux tiers de la population de personnes noires du fait de l’esclavage. Ce n’est pas une coïncidence. Néanmoins, je n’ai pas encore trouvé des documents qui permettent de prouver le lien – certainement parce que cela n’est dans l’intérêt de personne de maintenir des documents et des témoignages de cette époque. Rebecca Amsellem – Vous avez dit dans une interview que vous étiez intéressée dans les collections qui étaient destinées à l’oubli ou à la destruction, comme ce qui était mal classifié ou alors mal archivé. Qu’est-ce qui vous attire dans les choses qui sont destinées à être oubliées ? Rosângela Rennó – J’ai commencé de travailler de façon simple et humble, à partir des images vernaculaires, par exemple. Ces images me touchent. Elles représentent une pulsion de vivre une espèce de vie symbolique. Quand je trouve, par exemple, un album de famille, ils n’ont pas de prénom au-dessus, parce que pour la personne qui a fait cet album, ce n’est pas nécessaire. C’est la ressemblance le plus important. Mais quand cet album est dans un marché aux puces, ou à la poubelle, il y a ce détachement. C’est pour cela que je dis qu’il y a une pulsion pour remplir cet espace qui a été vidé par la déconnexion avec l’individu qui a été représenté. Et de la même façon qu’il y a la pulsion pour essayer de trouver un personnage, il y a dans le sens opposé une pulsion pour l’oubli. Ces images sont des objets qui ont été vidés de leur propre fonction première.
Rebecca Amsellem – Un autre élément qui vous intéresse dans votre travail, c’est ce qui a été un moment sacralisé puis désacralisé, comme ce que vous venez de dire avec les albums de famille, mais aussi la notion de mariage. Rosângela Rennó – J’ai toujours essayé de me placer dans la position d’une bonne spectatrice pour m’intéresser à tout ce qu’il y a derrière. Je ne veux pas m’arrêter à l’image proprement dite, mais à la fonction primaire pour laquelle cette image a été produite. Cette recherche permet d’établir un rapport qui va au-delà de la simple nostalgie, pour me placer, regarder avec une espèce d’humour vis-à-vis de l’existence de cet objet. Je respecte l’individu représenté bien sûr. Mais c’est un objet qui a perdu sa valeur symbolique première et qui dit en substance « OK, je suis là. Je ne sais pas ce que je fais dans ce monde. Je ne sais pas ce que je représente dans ce monde parce que je ne suis plus
attachée à cet individu-là, ce type-là. Qu’est ce que je peux dire ? Qu’est-ce que je peux vous dire ? » Ce sont des choses que j’ai apprises avec Roland Barthes. Pas l’humour, exactement, mais la façon de presque interviewer l’image, de m’approcher, de la faire parler un peu plus. Rebecca Amsellem – Vous avez également dit à propos de la notion d’archives, qu’au-delà de la catharsis et de la mémoire collective, les archives existent pour permettre aux futures générations de ne pas commettre les mêmes erreurs. Est-ce que c’est une des raisons de votre passion pour les archives ? Rosângela Rennó – Oui, c’est ça. Aujourd’hui par exemple, il existe des personnes d’extrême droite qui affirment que l’Holocauste n’a jamais existé. Ce discours négationniste existe dans plusieurs pays, comme la Hongrie par exemple. Si on reprend le cas de l’holocauste, on peut essayer de dénier tout ce qui s’est passé, parce qu’on peut dire que les photos que les Américains ont faites et que les Russes ont faites, auraient été forgées après la découverte des camps de concentration. Mais il y a quatre photos qui ont été faites à Auschwitz pendant que le camp fonctionnait, elles ont été publiées dans un livre de Georges Didi-Huberman. Ça, c’est ce qui m’intéresse. Il faut être très attentif à ce que les gens n’oublient pas et ne répètent pas l’Histoire. En Italie, par exemple un gouvernement d’extrême droite a été élu. Ça peut se passer dans tous les pays si on n’est pas très attentifs. Au Brésil, on a fait brûler toutes les archives sur les esclaves, ordre donné par le ministre des Finances de la Première République en 1890. Il a dit tout simplement : « Il faut brûler, il faut effacer cette période qui a duré trois cent cinquante ans au Brésil en brûlant les documents. » Un pays ne peut pas commencer une république avec un effacement artificiel d’une chose qui est structurelle. L’ignorance structurelle, c’est basé sur ça. Et le racisme structurel au Brésil existe à cause de ça. Rebecca Amsellem – Vous faites ce qu’on appelle une écologie des images ou de la photographie. Vous utilisez des images existantes pour raconter les petites histoires des personnes oubliées et des personnes vaincues. Est-ce que vous savez comment vous en êtes arrivée à utiliser cette méthodologie ? Rosângela Rennó – Mon premier projet était un mémorial pour les ouvriers qui ont construit la capitale, Brasilia. C’était en 1993-1994, et j’avais alors décidé de faire un non-mémorial, parce que c’était impossible de compter les morts. À ce moment-là tout a changé parce que j’ai découvert que je pourrais travailler sur plusieurs événements, moments de notre histoire, à partir de cette notion de la faiblesse des archives. Rebecca Amsellem – Au début de votre carrière, vous vous concentriez davantage sur des sujets féministes et domestiques. Votre travail portait plutôt sur l’intérieur des maisons pour dénoncer la condition des femmes. Rosângela Rennó – La misogynie au Brésil est très présente. L’année dernière par exemple, j’ai vécu des moments assez durs de misogynie dans mon immeuble. Les choses ne changent pas très vite au Brésil. Les statistiques sur les femmes au Brésil sont effrayantes. 50 % des familles sont dirigées par des femmes parce que le père ou l’homme est absent complètement et c’est à elles de trouver la nourriture pour leurs enfants. Et pour les femmes noir·e·s, c’est 60 %. Le psychopathe qui nous a gouvernés pendant quatre ans a aggravé effroyablement la pauvreté au Brésil. Et la pauvreté extrême atteint 9 % de la population maintenant. C’est un cauchemar parce que c’est aux femmes de là-bas de guérir,
d’alimenter, de survivre. Rebecca Amsellem – Avec la montée des extrêmes, un peu partout dans le monde, il y a une espèce de permissivité dans la population et une violence qui va avec. Rosângela Rennó – Cela donne du pouvoir aux gens qui ne le méritent pas. Rebecca Amsellem – La dernière question, je la pose cette question à toutes les artistes que j’interviewe. Pour vous, à quoi ça ressemble une utopie féministe ? Rosângela Rennó – Au Brésil, les femmes sont déjà très puissantes si on se rend compte de tout ce qu’elles font pour maintenir, pour soutenir, pour tenir leur famille. Elles ont déjà le pouvoir, sauf qu’elles ne le savent pas. Les femmes ont massivement voté pour Lula, dès le premier tour. Ainsi qu’au deuxième tour, contre ce psychopathe qui est le pire des misogynes. Bolsonaro avait gagné avec l’expertise des Américains qui ont été embauchés pour construire sa campagne. Oui, une nation où il y a un manque d’éducation structurelle est plus facile à mener, de conduire les gens. Un peuple sans éducation, sans culture, est facile à diriger. C’est la même histoire, toujours.
Rosângela Rennó. Sans titre (famille drama queen), série Noces, médias mixtes, 2017. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. Photo : Gabriela Carrera.
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