Cette newsletter vous a été transférée ? Et vous aimez tellement que vous souhaitez vous inscrire ? C’est ici ! Mercredi 3 mai 2023 Si je t’ai vu, je m’en souviens, entretien avec Silvia Baron Supervielle par Rebecca Amsellem Silvia Baron Supervielle fait partie de ces personnes qui nous ouvrent leur univers quand on plonge dans leur regard. Silvia Baron Supervielle a 89 ans, elle est argentine d’origine béarnaise et espagnole émigrée en France. Elle est traductrice – de Cortazar, de Borges, de Silvina Ocampo… Elle a reçu de nombreux prix comme le prix Français-Mauriac en 2003, le prix de littérature francophone Jean-Arp en 2012 ou encore le prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises décerné par l’Académie française en 2019. Je l’ai rencontrée à l’occasion de la publication d’un nouvel ouvrage, La Langue de là-bas, aux Éditions du Seuil. Dans cet ouvrage poétique, elle écrit sur l’exil, sur son pays, l’Argentine, sur l’absence de sa mère, sur sa relation avec la peintre Geneviève Asse. Cet entretien a été réalisé dans l’appartement de l’écrivaine, en présence d’Estelle Roche, son attachée de presse merveilleuse, le 12 avril 2023. Il s’agit d’une retranscription fidèle, même si éditée pour la clarté de lecture. Silvia Baron Supervielle a conclu cet échange par « J’étais très contente de vous voir, et Estelle aussi. Vous mettrez cette phrase n’est-ce pas ? » C’est fait. Rebecca Amsellem Dans La Langue de là-bas (Éditions du Seuil), vous évoquez votre relation avec la peintre Geneviève Asse. Silvia Baron Supervielle Lorsque je rencontre Geneviève Asse, elle habite l’île Saint-Louis dans une pièce plus petite que celle-ci, un studio où elle faisait des tableaux énormes. Nous nous sommes rencontrées dans un petit restaurant de l’Île, très sympathique, qui n’existe plus. Elle m’a invitée à son atelier et j’ai été émerveillée par sa peinture. Je lui ai alors dit, moi, je n’ai pas envie d’écrire en français, j’ai envie de dessiner. Je voulais écrire, mais en dessinant et en suivant une espèce de langue abstraite. C’est pour ça que cet ouvrage s’appelle La Langue de là-bas, parce que c’est la langue du souvenir, dans toute son abstraction. J’ai décidé d’écrire une espèce de langue en français avec des mots français, mais avec une façon de les employer différente. J’ai laissé des espaces sur la feuille. J’ai écrit une série de poèmes brefs entourés d’espaces blancs. Ces poèmes sont parus chez José Corti, je les lui avais laissés dans la librairie près du jardin du Luxembourg. Ils ont dit : « Mais vous en avez d’autres ? On pourrait faire un livre. » Et j’ai dit « Oui ». Et au bout d’un an, je lui ai apporté un manuscrit et il m’a fait le livre, L’Eau étrangère. Je dois dire que j’ai beaucoup de chance et les gens, en général, m’ont aidée. Je crois qu’ils me trouvaient un peu étrange. Rebecca Amsellem Il semble que vous étiez attirée par le silence. Vous écrivez par exemple dans votre livre, « Je suis revenue souvent à cet atelier où quelqu’un peignait l’espace et le silence ». Silvia Baron Supervielle Geneviève Asse avait le silence au bout de ses pinceaux et de son travail. Et moi, je l’avais à l’intérieur. Sa peinture a été une source d’inspiration et de liberté. Nous étions attirées toutes les deux par la mer aussi. C’est pour cela que Geneviève a acheté cette maison sur l’île aux Moines. Elle m’a donné l’amour de la Bretagne. Au début, quand elle voulait acheter cette maison, je disais « Non, je préfère être près du soleil pas près de la pluie » parce que je viens d’Argentine. Elle m’a dit « C’est ce que disent les gens, mais ce n’est pas vrai, il ne pleut pas en Bretagne ». Elle était bretonne et elle a acheté la maison. J’ai trouvé les gens tellement ouverts, si proches des gens qui venaient d’ailleurs, chose qui n’arrive pas beaucoup ici en France. La maison était proche de la mer, et c’est la mer qui ouvre l’horizon. On sort de tous les sentiers battus quand on est sur la mer ou quand on est avec des gens qui sont de la mer. Eux, ils ne viennent pas. Eux, ils sont là, de là, de devant la mer. Et alors, il se passe quelque chose d’une grande beauté, d’une grande liberté et ils vous acceptent complètement. Je n’y vais plus car j’y suis trop attachée. Je ne peux pas. J’ai adoré ce lieu. Geneviève Asse est morte il y a deux ans, elle y est enterrée. Et moi, je vais y être enterrée aussi, mais je ne peux pas y retourner. La maison, je l’ai donnée tout de suite à ce fonds de dotation et on va faire un musée dédié à l’œuvre de Geneviève. Geneviève Asse, Composition, 1998, Huile sur toile, 38 x 55 cm, reproduction avec la permission Silvia Baron Supervielle et de la Galerie Laurentin. Rebecca Amsellem Votre rapport à la solitude semble être semblable pour toutes les deux. Elle vous dit par exemple : « C’est dans la solitude et avec une nourriture que j’accumulais au fond de moi, que se forgea, si je puis dire, mon désir de peindre. » La solitude est-elle indispensable pour créer ? Silvia Baron Supervielle Ce n’était pas une évidence pour moi, la solitude. Mais en travaillant et en ayant trouvé une atmosphère qui m’allait bien, je ne me sentais pas si seule. J’ai tout quitté d’un coup, ma famille, mes amis, ma langue, mon pays. J’ai toujours eu un peu peur de la solitude. Rebecca Amsellem Elle vous attirait aussi, sinon vous n’auriez pas fait le choix de partir. Il y a quelque chose qui vous étouffait en Argentine. Silvia Baron Supervielle Ce qui m’a beaucoup attirée, c’est l’absence de ma mère. Elle est partie quand j’avais deux ans. Elle m’a toujours manqué. Parce qu’elle est partie trop vite, à 28 ans. J’ai encore une sœur avec qui je parle tous les jours et qui est là-bas. Elle s’est mariée, elle a eu des enfants et elle s’est tout de suite dédiée à ses enfants et ses petits-enfants. Après la mort de ma mère, mon père s’est remarié et nous sommes allées vivre avec ma grand-mère, la cousine de Jules Rebecca Amsellem J’imagine que vous le savez, Jules Supervielle est le poète le plus connu de tous les enfants français. Je crois qu’on a tous et toutes appris par cœur au moins un poème de Jules Supervielle à l’école. Silvia Baron Supervielle C’est le nom de ma grand-mère qui m’a élevée. Lorsque je suis arrivée à Paris, j’ai dit à Maurice Nadeau [l’éditeur des Lettres Nouvelles] que je ne connaissais pas bien les gens de la famille Supervielle, je n’étais jamais venue en France. Je lui ai demandé, « Qu’est ce que vous faites avec mon nom ? Puis-je le garder ? » Il m’a répondu « Silvia, il est sur votre passeport ? » et j’ai répondu oui. « Alors gardez-le. » J’avais l’impression de voler quelque chose qui n’était pas à moi. Rebecca Amsellem L’absence est très présente dans votre œuvre. Celle de votre mère en premier lieu, « un mal incurable me rattrape ». Mais aussi l’absence créatrice. « Ce qui n’est pas aide à comprendre ce qui est. » Que signifie l’absence pour vous ? Silvia Baron Supervielle L’absence m’a beaucoup occupée. Une photo de ma mère m’a toujours accompagnée, elle est si belle quand je la Rebecca Amsellem Dans votre ouvrage, vous parlez de votre rapport à l’écriture de manière assez transcendante, Silvia Baron Supervielle C’est comme une plénitude. Ce ne sont pas des souvenirs. Je vis beaucoup avec la distance ou dans la distance et l’absence. Cette distance me procure le même bonheur et les mêmes questions aussi que lorsqu’on est devant un paysage, devant l’espace, devant la mer. Et c’est la distance, cette même distance qui peut me faire peur aujourd’hui. Ma sœur m’exhorte de venir la voir, de venir voir toute la famille en Argentine et, alors que j’y allais avant tous les ans, j’ai une peur aujourd’hui. Je n’ai pas des liens très forts avec personne ici en France. J’ai des amis, mais ils n’ont pas la force de me retenir. Je me dis « Je vais fermer la porte et qui me dit qu’après je vais retrouver tout ça ? » Rebecca Amsellem Vous avez récemment écrit la préface d’un ouvrage (Le Vert Paradis, Paris, Vendémiaire, 2023) rassemblant les textes écrits par Victoria Ocampo, une femme intellectuelle argentine, qui a créé la revue littéraire Sur, qui a été amie avec Virginia Woolf et… qui est inconnue en France. Silvia Baron Supervielle C’est tout mon travail que je fais pour réhabiliter Victoria Ocampo. C’est une femme intellectuelle argentine, elle a créé la revue littéraire Sur. Magnifique. Les gens ont été jaloux parce qu’elle était très riche. Roger Caillois, le fondateur de la revue Les Lettres Nouvelles, est allé à Buenos Aires et l’a rencontrée. Ils ont eu une relation amoureuse. Lorsqu’il est rentré, il a écrit sur tous les auteurs qu’il a rencontrés là-bas grâce à elle. Sur elle, rien. Aucune traduction, aucune biographie. Alors que c’est elle qui l’a présenté à tous les auteurs. Ça m’a beaucoup choquée. Rebecca Amsellem Mais vous avez l’impression de l’avoir connue quand vous en parlez ? Silvia Baron Supervielle Oui. Rebecca Amsellem Vous avez l’impression d’avoir eu quel type de relation avec elle ? Silvia Baron Supervielle J’ai l’impression qu’elle n’a pas été comprise du tout et que les gens ont été très méchants avec elle par jalousie. C’est une femme, mais ce n’est pas la seule raison. Elle a traduit énormément de livres étrangers – elle est d’ailleurs allée en prison à cause de cela car Perón ne voulait Rebecca Amsellem Elle vous ressemble beaucoup finalement. Silvia Baron Supervielle Vous croyez ? Rebecca Amsellem Oui. Silvia Baron Supervielle Je ne sais pas. Elle était très mondaine, elle fréquentait des gens connus. Elle avait une jolie maison, elle recevait beaucoup. Elle recevait des gens comme Gandhi, Camus, Rabindranath Tagore qui était aussi un Indien qu’elle aimait beaucoup. Elle était étrange. Je ne l’ai pas connue. Rebecca Amsellem En revanche, vous avez connu celui qui a essayé de faire en sorte qu’elle n’existe pas. Silvia Baron Supervielle Roger Caillois, oui. Il était chargé par Gallimard de créer une collection, la Croix du Sud, avec des livres écrits par des auteurs venant de pays Rebecca Amsellem Vous avez parlé un petit peu de votre rapport à l’exil comme étant quelque chose qui crée beaucoup de solitude, tout en étant très créateur. Ce que j’aimerais comprendre, c’est qu’est-ce qui vous a poussée à partir ? Est-ce ce qui vous a permis d’arriver dans un environnement où vous étiez suffisamment à l’aise pour créer ? Silvia Baron Supervielle Lorsque je suis arrivée, je n’avais aucune idée que j’allais rester. C’était un voyage d’un mois, j’avais de l’argent pour un mois. J’avais rendez-vous avec une amie argentine qui était en Europe. Je me suis dit que j’allais profiter qu’elle soit là pour la voir. On s’est retrouvées à Paris pour quelques jours. J’étais tellement contente, je me sentais si bien, si libre. J’adorais Paris. Lorsque arrive la fin du séjour et la fin de l’argent, je dis à mon amie, « J’ai envie de rester un peu plus ». Elle me dit : « Mais Silvia, pourquoi tu ne vas pas à la librairie La Hune ? Je crois qu’ils cherchent quelqu’un. Ils vont ouvrir le soir, ils cherchent quelqu’un. » Je me suis alors rendue à La Hune, j’ai dit que j’étais argentine, que je souhaitais rester à Paris. On m’a répondu qu’on ne pouvait pas faire de contrat pour moins d’un an. J’ai bougé ma tête automatiquement, de haut en bas, sans parler. À partir de là, tout est devenu comme un rêve. À mesure que les choses se défont, qu’on se trouve coupée, seule, il y a d’autres choses qui se font et qui remplacent ou qui ouvrent d’autres voies inespérées. Je passais mes journées à lire les livres des Éditions de Minuit, il y avait une table pleine près de la caisse où je travaillais. Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Beckett… Je lisais vite, après je les remettais. Et je me disais « Quelle beauté ! ». Ces personnes ont révolutionné la langue. Rebecca Amsellem Cette dernière question, je la pose à tout le monde en clôture de l’entretien. Il s’agit d’essayer de s’imaginer qu’on vit dans une société pleinement féministe et pleinement égalitaire. Vous descendez de chez vous, et il y a un détail qui vous fait comprendre que vous êtes dans cette société. C’est quoi ce détail ? Silvia Baron Supervielle Que je n’entende plus parler mal des étrangers. Je vais très souvent au café en bas de chez moi, un café le matin ou un verre à la fin du jour, et j’entends les voix des gens qui sont au café « Non, mais il faut les mettre à la porte, il y Geneviève Asse, Composition, vers 2007, Huile sur toile, 195 x 97 cm, reproduction avec la permission Silvia Baron Supervielle et de la Galerie Laurentin. Des concours ! L’entretien vous a plu ? On fait gagner l’ouvrage La langue de là-bas à une personne qui répond à cette newsletter ! Par ailleurs, si Victoria Ocampo vous intrigue (j’espère), on vous fait également gagner « Le Vert Paradis et autres écrits » préfacé par Silvia Baron Supervielle (Editions Vendémiaire). Le retour de la boutique (!!!)
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