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Quand nous parlons, nous avons peur que nos mots ne soient ni entendus, ni bien accueillis. Mais quand nous nous taisons, nous avons quand même peur — il est donc préférable de parler.
Audre Lorde
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Scroller ou ne pas scroller, telle est la question
par Lila Paulou (vous pouvez me suivre sur Twitter)
Quand on parle des écrans, on est souvent coincé en mode noir et blanc : soit c’est la meilleure chose à être arrivée à l’humanité, soit c’est un danger à bannir complètement. On disait d’ailleurs pareil à l’époque de l’invention de l’imprimerie. Comme pour toute technologie, il faut juste savoir en tirer le meilleur parti, suggère la psychologue et cyberaddictologue Karine de Leusse : “Les voitures, c’est formidable, on ne va pas revenir au temps des calèches. Mais il y a des règles à respecter : si on ne sait pas bien l’utiliser, la voiture tue aussi. Tout dépend de l’usage qu’on en fait.”
Attention donc à ne pas pathologiser l’utilisation des écrans par les plus jeunes, comme certains critiques ont pu le reprocher à la Commission sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans. La conclusion de ce rapport a été rendue il y a un mois, avec 29 recommandations à la clé. La Commission déconseille entre autres l’usage des téléphones portables avant 11 ans. Jusqu’à 13 ans, ceux-ci ne devraient pas être connectés à internet, ni permettre d’accéder aux réseaux sociaux avant 15 ans. À noter cependant : le rapport insiste sur le fait que ces propositions “ont été pensées dans un cadre non culpabilisant pour les enfants, comme pour leurs parents, même si chacun a un rôle à jouer.”
Gwenaëlle et Circé sont deux pétillantes amies bretonnes de 14 ans (bientôt 15) qui font partie des 86% de jeunes entre 8 et 18 ans inscrits sur les réseaux sociaux. Chacune trouve son compte sur ses applications favorites, mais leur usage diffère. De son propre aveu, Gwenaëlle passe un peu trop de temps sur son téléphone. “J’ai toujours été attirée par les écrans. Et les réseaux sociaux, je pense que c’est surtout lié au collège. Tout le monde est dessus et si toi ce n’est pas le cas, tu loupes pas mal de trucs…” confie-t-elle. Quant à Circé, qui a eu son premier portable à 13 ans, elle trouverait dommage de devoir se passer des réseaux jusqu’à ses 15 ans comme le propose la Commission. Ceux-ci lui servent au quotidien tant pour maintenir un lien social avec ses proches que pour se cultiver.
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Les premiers pas de Gwenaëlle sur les réseaux sociaux se sont faits en catimini. “Je ne voulais pas que Gwenaëlle s’inscrive sur les réseaux, elle l’a fait en cachette. Mais elle est à un âge où on ne peut pas non plus tout lui interdire, il faut qu’elle fasse son apprentissage,” raconte sa mère Aurore. Comme terrain d’entente, la collégienne a pu installer Instagram et Snapchat sur son téléphone pourvu du contrôle parental. “C’est notre devoir de parents de protéger et guider nos enfants, ce qui peut être dur à comprendre pour elle,” ajoute la maman, elle-même utilisatrice régulière – mais avec modération – de Facebook.
Depuis que l’application propose des vidéos (reels), elle note que l’algorithme a su cibler ses centres d’intérêt (cuisine, chats, déco). “Souvent, je me retrouve à passer d’une vidéo à l’autre [scroller] et je perds vraiment la notion du temps.” Un problème que sa fille ne connaît que trop bien : “Sur TikTok, tu as l’impression que tu scrolles depuis une demi-heure, alors qu’en réalité, tu y as passé deux heures.” D’après une étude de l’Université du Michigan, les 11-17 ans passeraient en moyenne près de deux heures par jour sur TikTok. En France, les 16-25 ans consacreraient entre trois et cinq heures de leurs journées aux réseaux sociaux. Le duo mère-fille veille donc à respecter un temps d’écran raisonnable pour mieux profiter des aspects positifs de ces applications, comme “se divertir et voir des informations intéressantes” pour Gwenaëlle.
Son amie Circé renchérit : “C’est sur les réseaux sociaux que j’ai appris à faire du piano et de la batterie. Je ne suis abonnée qu’à mes amis et des comptes qui parlent de musique, de cinéma, de culture en général…” Sa mère Céline a tenu à la mettre en garde très tôt contre “le côté nombriliste et chronophage des réseaux sociaux.” Elle souligne cependant qu’il n’est pas question pour elle de nier les bienfaits des écrans. “C’est comme tout, ça dépend de l’utilité que tu en fais. Le problème, c’est que c’est piégeux, parce qu’il est facile de passer des heures à ne rien faire sur les réseaux sociaux.”
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“L’écran est un monde qui est créé pour soi,” nous explique Karine de Leusse. Consommer des contenus “sur mesure” a donc un côté très régressif qui attire les ados en recherche de refuge. Mais attention à ne pas sombrer dans une utilisation excessive des écrans. Une personne cyberdépendante risque de souffrir de troubles du sommeil et de la concentration, de problèmes relationnels, de difficultés scolaires… “Les symptômes se manifestent essentiellement quand on n’a pas accès aux écrans,” signale la psychothérapeute. “Quand on y a accès, le symptôme principal, c’est la difficulté à s’arrêter. On passe des heures devant, mais c’est pour passer le temps. Quand on est sur une attitude addictive, on se perd.”
Karine de Leusse souhaite toutefois nuancer : “On parle d’addiction mais on peut plutôt dire que c’est du conditionnement, car on a des injonctions à nous connecter pour tout et tout le temps. Évidemment, l’objet est fait pour qu’on soit addict, pour qu’on ait envie d’y retourner.” C’est d’autant plus le cas pour les adolescent·es : “Cette génération a grandi avec le numérique. Les ados ont toujours vu leurs parents l’utiliser, ils ont grandi avec par mimétisme. L’addiction concerne davantage les parents que les ados. Les enfants font ce qu’on leur propose.”
Le rapport de la “commission écrans” note à ce propos que “les parents ont naturellement un rôle très fort à jouer en matière ‘d’exemplarité’”. La maman de Circé, Céline, abonde dans ce sens. “Je pense que les adultes sont d’une manière générale peu informés ou conscients des risques des réseaux sociaux. À partir du moment où tu es vigilant à ce propos, tu peux transmettre les bons gestes à tes enfants.” Elle ajoute : “Je pense que tu peux tomber dans la dépendance aux écrans à tout âge. Le danger concerne tout le monde, mais il est plus naturel chez les ados comme ils ont toujours connu ça.” À Aurore d’acquiescer : “Je pense que je passerais plus de temps sur les réseaux sociaux aujourd’hui si j’avais grandi avec.”
Le mental fitness des Petites Glo
Voici plusieurs recommandations de la cyberaddictologue Karine de Leusse pour utiliser les écrans tout en gardant le contrôle.
On lit : Sois jeune et tais-toi : Réponse à ceux qui critiquent la jeunesse, livre de Salomé Saqué (2022)
Ce n’était pas du tout le cas des trois adultes bienveillantes interrogées pour cette newsletter, mais il arrive fréquemment qu’on blâme les ados pour tout et n’importe quoi (et notamment leur temps d’écran) sans chercher à les comprendre. La journaliste Salomé Saqué a réalisé une enquête aussi brillante qu’inspirante afin de répondre à celleux qui critiquent trop facilement la jeune génération. Elle y rassemble les témoignages de nombreux·ses jeunes s’exprimant sur des thématiques aussi variées que l’engagement politique et citoyen, le travail, la crise écologique, les médias…
On teste l’application Mentalo
Vous savez peut-être déjà que les scientifiques manquent cruellement de données sur la santé mentale des jeunes. Pour tenter d’y remédier, des chercheur·euses de l’Inserm et l’Université Paris Cité ont lancé une application d’étude participative sur le suivi du bien-être mental des 11-24 ans. L’application demande à ses utilisateur·ices de donner de leurs nouvelles sept fois dans l’année de manière confidentielle, en répondant à des questions élaborées avec des jeunes de cette même tranche d’âge. Plus d’infos sur le site du dispositif et dans cet article de France Info.
On lit la newsletter du Guardian “Reclaim your brain” (en anglais)
Au cas où vous ne connaîtriez pas The Guardian, il s’agit d’un excellent média britannique – il sera donc plus pratique de parler la langue de Dua Lipa pour lire cette newsletter, qui est accessible à tout âge. Pendant 5 semaines, vous recevrez des conseils pour diminuer votre temps d’écran. Les lecteur·ices interrogé·es ont répondu avoir réussi à baisser leur temps d’écran de 40% en moyenne, ce qui a contribué à modérer leur anxiété et à leur laisser davantage de temps pour d’autres activités.
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