Mardi 22 mars 2022 Un skatepark à soi“Qu’elles aillent coloniser un autre skatepark ces connasses“, “les mains au cul c’est pour dire ‘bravo’ rien de sexuel“, “Rollers de PD“… Quand Camille, Floriane et Mélanie* découvrent ces messages issus d’une conversation privée nommée “Le Boys Club“, elles sont atterrées. Les lignes défilent et sont un véritable concentré de misogynie et de queerphobie. 72 heures plus tôt, le dimanche 6 mars, elles et d’autres filles s’étaient retrouvées le matin pour mener une action militante dans un skatepark de la région parisienne. L’idée : pendant que certaines animent des ateliers découverte du patin à roulettes, d’autres graffent et collent des messages bienveillants sur les murs. “Nous avions défini ces slogans au préalable de façon collective, m’explique Camille qui pratique le roller skate depuis près de sept ans. Nous voulions qu’ils soient le plus neutre et inclusif possible pour que toutes les personnes se sentent légitimes et à l’aise dans ce skatepark !“ Parmi eux : “Roulettes à paillettes“, “Ride pour toustes“, Débutant·e·s bienvenu·e·s“, “Un skatepark à soi“ mais aussi “Trans lives matter“ ou “Not here to flirt“. Pas ici pour draguer car, en effet, le skatepark est un lieu où les filles sont particulièrement confrontées au sexisme. “D’abord, on subit du ‘mansplaining’, poursuit Camille, c’est-à-dire que même s’ils ne font pas de patin à roulettes, les mecs vont nous apprendre à en faire, sans nous demander si on a besoin de leurs conseils. Il y aussi des agressions sexuelles, des mains au cul, des commentaires sexistes déguisés en compliments du style ‘t’es forte pour une fille’ ou des regards méprisants sur nos tenues…“ Au bout de la rue où se trouve ce skatepark, une fille a confié à Camille qu’elle n’osait jamais y aller car il y a tout le temps plein de mecs et que ça lui fait peur. C’est justement parce que ce skatepark semblait un peu hostile que Camille et ses amies ont souhaité agir. “On voulait se réapproprier ce lieu car on y va toujours très tôt le matin et que ça ne nous vient jamais à l’idée d’y aller le soir, détaille Floriane. On sent une ambiance assez repoussante envers les personnes qui ne sont pas des hommes cis hétéros en skateboard.“ Quand elle avait 16 ans, ses parents lui ont offert un skate parce qu’elle faisait déjà du ski, du snowboard et du snowblade. Pourtant, jusqu’à ses 30 ans, Floriane n’a jamais sauté le pas. Aujourd’hui, elle a une licence de rollers et pratique entre dix et quinze heures par semaine. En clair, elle gère. “Ce que je ne digère pas du tout, c’est qu’on considère que les femmes qui font du roller, c’est pour ‘s’amuser entre copines’, alors que les hommes c’est ‘de la pratique sportive’. Et d’une manière générale, même quand il y en a qui nous disent ‘Les filles, il faut que vous veniez, ça met de l’ambiance’, ça me dérange beaucoup parce qu’on n’est pas des animaux de cirque !“ Photo prise sur place le 6 mars par les filles Le jour de leur action, un habitué du skatepark (d’environ 45-50 ans) et d’autres garçons plus jeunes leur font comprendre qu’elles dérangent. “On a utilisé beaucoup de rose et de violet pour les graffs, commente Floriane. Quand on leur a demandé ce qu’ils n’aimaient pas, ils ont dit : ‘la typo que vous avez utilisée, ça ne va pas avec le skatepark’ ou bien ‘c’est trop politique’. Beaucoup d’excuses qui n’étaient pas valables quand on sait que plus loin il y a ‘fuck the world’, ‘fuck la police’ ou des tags de bites…“. Camille ajoute : “Le daron trouvait que ‘roulettes à paillettes, ça fait pédé’ et que les débutants et les trans n’ont ‘rien à foutre là’… On a entendu des choses d’une violence affreuse qui allaient au-delà de la remarque de boomer.“ L’homophobie et la transphobie ne sont jamais très loin du sexisme… “On nous a répondu qu’il n’y a pas de trans dans le park, dit Floriane, mais moi je sais qu’il y a une personne trans qui vient rouler puisqu’on a discuté et qu’elle m’a dit qu’un jeune homme l’avait mégenrée.“ Autre polémique : sans le savoir, elles ont recouvert le tag de quelqu’un qui est décédé. “On était super désolées, on s’est excusées mille fois, on a proposé de refaire quelque chose en hommage à cette personne, pour réparer notre connerie, rapporte Camille. Il n’y avait rien qui pouvait identifier ce tag comme étant important, et c’est assez symptomatique du fait qu’on n’est pas assez incluses dans la vie de cet endroit.“ Malgré tout, les filles prennent le temps de discuter avec ceux qui s’opposent à elles. “Il y a eu des moments où j’étais contente de voir que le message passait, précise Mélanie. La journée s’est finie sur quelque chose de positif, on était heureuses parce qu’on avait l’impression d’avoir été comprises. Moi, j’ai ressenti de la joie et de la satisfaction.“ La date n’était pas choisie au hasard : c’était deux jours avant le 8 mars, journée internationale des droits des femmes. La nouvelle semaine commence et le rendez-vous est pris le mardi pour pratiquer dans ce skatepark “tout beau tout neuf“. “Le 8 mars, j’y suis allée à 19 heures avec une autre fille, raconte Floriane. Quand on est arrivées, personne ne nous a saluées alors que ça se fait, en skatepark, de se dire bonjour. Là, on a vu le mec du dimanche, le plus âgé, en train de tout recouvrir avec de la peinture blanche. C’était assez violent. Je lui ai demandé pourquoi il faisait ça, il m’a envoyé bouler et m’a dit ‘j’ai pas le temps de discuter-là, je travaille’. Les mecs se rassemblaient autour de nous, ils nous regardaient bizarrement et j’avais juste l’impression qu’ils étaient au cinéma avec des popcorns. On n’était clairement pas les bienvenues, j’ai mis vingt minutes à chausser mes rollers car j’hésitais à partir…“ Le dimanche, une participante avait peint la carte de tarot de la force, représentant une femme avec des patins à roulettes qui tient la gueule d’un lion, avec écrit en-dessous “tu es fort·e“ (voir photo plus haut). Le jour J, seul le dessin demeure. Le message a été recouvert. “Repeindre en blanc des slogans inclusifs un 8 mars, c’est de la silenciation, de la censure“, s’indigne Camille. Déception, colère, tristesse : les roller skateuses font face à des émotions douloureuses. Mais aucune d’entre elles n’est surprise. “En fait, c’est à l’image de la société et on aimerait que les gens se rendent compte que, même si le skatepark est un milieu underground, il y a les mêmes violences et les mêmes besoins de changement que partout ailleurs.“ Le “daron“ finit par accepter de discuter avec elles. Mais, très vite, il qualifie leur discours d’“hystérique“ (évidemment !). “Il était dans le déni total, remarque Floriane. Que ce soit le 8 mars ou un autre jour, il aurait fait pareil.“ Selon elle, les filles auraient dû parler de leur action en amont pour sensibiliser les gens à leur démarche. “C’est peut-être notre tort, on aurait pu coller des affiches pour l’annoncer, mais jamais on aurait dû demander l’autorisation ! Les gars ne demandent pas d’autorisation ! Et de toute façon ce n’est pas leur skatepark, c’est un espace public.“ Le soir, les débats continuent via messageries instantanées. “Les mecs les plus vieux nous ont écrit pour nous dire ‘vous mettez toute la communauté dans le même panier alors que c’est juste un mec qui a fait ça, c’est abusé’, m’explique Camille. On était en plein ‘not all skaters’… Les plus jeunes, eux, nous ont envoyé des vagues d’insultes, donc on les a bloqués.“ Mais pendant que certains essaient de “faire la paix“ et disent aux filles qu’ils les soutiennent et qu’elles peuvent venir patiner tranquillement, le “Boys Club“ se crée en parallèle. Un nom ironique, bien sûr, parce que les roller skateuses avaient comparé l’esprit du skatepark à un club de mecs toxiques. Sur le compte Instagram @clitosaure, Adèle partage des captures d’écran de nombreux messages du groupe (dont ceux que j’ai cités en introduction) :
Photo prise le 8 mars A priori, les filles sont ajoutées par erreur à la conversation. « Ça a été violent de lire ces mots, exprime Mélanie. J’ai ressenti de la trahison car il y avait des personnes qui m’ont écrit des messages bienveillants et qui, dans la discussion des garçons, ne l’étaient plus du tout.“ Floriane n’est pas étonnée. “Je suis même hyper contente qu’on ait été intégrées parce que les masques sont tombés. Le milieu du skate, c’est beaucoup de masculinité toxique, même chez des gamins de 15 ans ! C’est une compétition poussée à l’extrême où les débutants doivent faire telle ou telle chose comme si c’était des tests de courage, de virilité. Quand un mec ne le fait pas, on lui dit ‘t’as pas de couilles’. Nous, même quand on tombe, on s’applaudit.“ Camille m’apprend que le rollerblade est carrément surnommé “roller agressif“ : “Il faut que ça saute haut, que ça claque fort, vénère… Quand les mecs ratent une figure, ils gueulent, ils balancent leur skate, c’est ça qui rend le skatepark intimidant. Ils ne savent pas gérer la frustration.“ Dans La ville faite par et pour les hommes, Yves Raibaud révèle que 95% des usagers des skateparks sont des hommes. L’argument préféré des “not all skaters“ est de se vanter du fait qu’il y a une ou deux filles qui viennent patiner avec eux. Mais ça, ça s’appelle le “syndrome de la Schtroumpfette“. “C’est bien beau de dire ‘nous, on n’est pas sexistes’, mais ça ne suffit pas ! développe Camille. Il faut plus de gestes concrets, que le milieu se bouge pour que chez les marques, dans les vidéos, les comptes spécialisés, on voie des filles qui soient réellement intégrées !“ La semaine dernière, Floriane est retournée dans le skatepark avec des débutantes pour les mettre en lien avec des personnes plus expérimentées et leur prouver qu’elles ont le droit d’être là-bas. “C’est pas ça qui va me faire arrêter le roller, me dit-elle, au contraire ! Ça me donne encore plus envie de continuer.“ Et Mélanie reconnaît même avoir “beaucoup d’espoir“. “Je me dis qu’il y a du travail à faire mais que maintenant qu’on est tombées si bas, on va pouvoir se relever.“ Les Petites Glo, si le milieu du skate (board ou roller) vous attire, ne vous empêchez pas d’essayer et n’hésitez pas à vous rapprocher de clubs féministes et inclusifs qui seront ravis de vous accueillir. Peace, love and ride. *Les prénoms ont été modifiés à la demande de mes témoins afin de respecter leur anonymat. Le titre de cette newsletter, clin d’œil à l’un des slogans des roller skateuses, est une référence au livre de Virginia Woolf, Une chambre à soi, un ouvrage culte dans le milieu féministe. Le post de la semainepar Simone MediaL’ukrainienne Alexandra Kuvshynova est décédée à l’âge de 24 ans. Elle était fixeuse, c’est-à-dire qu’elle aidait les journalistes étrangers à couvrir la guerre en Ukraine. Elle était avec le caméraman franco-irlandais Pierre Zakrzewski quand leur véhicule a été visé par des tirs. Les recommandations de ChloéQui défend vraiment les droits des femmes dans son programme ? À l’approche de l’élection présidentielle, TV5 Monde fait le point sur ce que les douze candidat·e·s ont prévu à ce sujet. Sur TikTok, Anissa dénonce le comportement de certains moniteurs de colonies de vacances qui abusent des ados. Elle a lancé le hashtag #MeTooAnimation et tout est raconté ici. Au Japon, plusieurs collèges ont interdit aux filles de se faire des queues-de-cheval. La raison ? Cette coiffure déconcentrerait les garçons. Enfin un film d’animation qui parle des premières règles ! J’ai adoré Alerte rouge, à voir sur Disney+ (quel dommage qu’il ne sorte pas au cinéma…). C’est aussi le premier film Pixar réalisé par une équipe féminine, menée par la talentueuse Domee Shi (si vous ne l’aviez pas vu, regardez son court-métrage Bao). Dans Les Femmes de Barbe Bleue, Lisa Guez met en scène celles qui ont été piégées par cet ogre légendaire. Une réinvention contemporaine du conte de Perrault très réussie qui questionne brillamment “la réalité de la domination masculine dans notre société“. Ne manquez pas cette pièce jouée par cinq comédiennes excellentes ! Jusqu’au 30 mars au Théâtre Paris-Villette puis en tournée. “Notre génération, elle, est la génération de toutes les crises : climatique, sociale, sanitaire, économique, démocratique, médiatique. Face à leur récurrence et à leur intensité, elle n’espère plus le changement, elle l’exige.“ Dans Le feu ou rien, Laura-Jane Gautier et Florent Manelli dresse le portrait d’une “génération engagée“ et ça me fait beaucoup penser à vous, les Petites Glo. Leur livre vient de paraître chez Mango Society et il est préfacé par Rokhaya Diallo. Un indispensable ! Stay tuned ! Sur l’Insta des Petites Glo, nous allons vous faire gagner des places pour le showcase parisien de la rappeuse Marie-Gold dont je vous parlais dans une précédente newsletter. Une chouette occasion de nous croiser 😉 Les dernières newsletters Gloria MediaL’histoire de la grand-mère qui était reporter de guerre, Les Glorieuses, 16 mars 2022 Inquiétude pour les femmes d’Ukraine ; manifestations au Nigeria ; victoires et revers en matière d’avortement en Amérique latine, Impact, 14 mars 2022 “En tant que femme, on est poussée à fermer sa gueule et obéir bêtement“, rencontre avec Louise Aubery, Les Petites Glo, 8 mars 2022 Comment les systèmes de vente multiniveau s’appuient sur les normes de genre pour réussir, Economie, 10 décembre 2021 |
Inscrivez-vous à la newsletter gratuite #LesPetitesGlo pour accéder au reste de la page
(Si vous êtes déjà inscrit·e, entrez simplement le mail avec lequel vous recevez la newsletter pour faire apparaître la page)
Nous nous engageons à ne jamais vendre vos données.