« Personne ne lâche la main de personne », conversation avec la chercheuse Verónica Gago.
La Méthode est dans Le Monde, Les Inrocks ou encore Cheek Magazine. La Méthode est un podcast documentaire en six épisodes. Concrètement, j’y essaie de répondre à une question : comment créer une utopie féministe ? Et pourquoi pas une seconde question, allez : comment réalise-t-on une utopie ?
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Et c’est même possible d’écouter les six épisodes en anglais (Do You Speak Feminist Revolution English ? Ok, je sors), Apple Podcasts, Spotify, Deezer, Castbox, Acast…
Aujourd’hui, nous retrouvons Verónica Gago. Verónica Gago est professeure de sciences sociales à l’Université de Buenos Aires, elle est l’une des cofondatrices du mouvement féministe argentin « Ni Una Menos », Pas Une de Moins. Elle a publié plusieurs ouvrages, dont La Puissance féministe – ou le désir de tout changer (Éditions Divergences, 2021, traduit de l’anglais par Léa Nicolas-Teboul).
Pour garantir sa clarté, l’entretien a été édité. Réalisé en espagnol, je l’ai ensuite traduit en français.
Rebecca Amsellem – Comment décririez-vous votre rôle dans la révolution féministe en Argentine ?
Verónica Gago – Je fais partie d’un collectif, Ni Una Menos, et dans ce cadre, j’ai participé à cet espace de discussion, de conversation et d’action. Plus tard, toujours dans le cadre de ce groupe, nous avons fait partie d’autres instances organisationnelles comme des assemblées, des manifestations, des protestations, différentes dynamiques et formes d’organisation dans lesquelles une sorte d’assemblée fonctionne. Ainsi, mon intervention s’est réalisée à un double niveau, en tant que collectif, et plus tard, comment ce collectif
a fait partie d’autres groupes plus larges et d’instances collectives. Je dirais qu’il y a une troisième instance dans laquelle je suis intervenue, qui est la mobilisation de rue ; il y a une manière d’être dans la rue, d’occuper la rue. C’est dans la rue qu’il y a récemment eu cette convergence de différentes générations, de militants et d’activistes. La question de la coordination continue d’être un point fondamental, car c’est ce qui permet de lier des groupes de tailles différentes, à des échelles différentes, avec des trajectoires différentes, avec des appartenances différentes, qui se développent dans des domaines très différents : des organisations syndicales, politiques, associatives, étudiantes, mais avec une volonté
de se lier de manière transversale et collective.
Rebecca Amsellem – Vous souvenez-vous quand vous avez pris la décision d’être une chercheuse militante ?
Verónica Gago – En tant qu’étudiante, j’ai commencé à m’investir en politique. Quand j’ai terminé l’université, je faisais déjà partie de différentes organisations. en 2000. Plus tard, j’ai rejoint un autre groupe de recherche militant appelé Colectivo Situaciones, pendant de nombreuses années, puis je me suis liée avec le collectif Ni Una Menos.
Rebecca Amsellem – Vous dites dans votre
livre que la grève féministe sert de porte d’entrée à un processus à la fois politique, subjectif, économique, culturel, artistique et criminel. Selon vous, la grève est-elle un catalyseur pour atteindre une utopie féministe, est-ce la méthode dont nous avons besoin pour démarrer ce mouvement ?
Verónica Gago – Pour moi, la grève féministe a fonctionné comme une méthode politique d’organisation, qui marque un moment clé dans ce cycle de révolution féministe, car elle a permis une stratégie organisationnelle, une coordination internationale et un questionnement très radical sur ce que signifie le travail, les manières de vivre, les manières de se réapproprier les moyens de reproduction
sociale. La grève a permis de relier toutes ces questions et en même temps d’avoir une aspiration organisationnelle. Qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui de penser les réalités du travail, du point de vue des femmes lesbiennes, travesties et trans, qui sont les plus agressées par la précarité, alors que ce sont elles qui travaillent le plus, elles sont celles qui s’occupent des conditions de crise dans les différents territoires, dans les foyers, mais aussi dans les quartiers, dans les communautés et dans les différentes sphères de la vie ? Cela a permis de relier différents conflits, des conflits qui touchent à tout, de la question de l’avortement, à l’éducation sexuelle complète, à la question du travail, à la question de l’agro-industrie,
à la question du genre violence, à la question de la violence raciste. La grève féministe a permis de relier toutes ces questions à partir d’une question d’organisation politique.
Rebecca Amsellem – Et vous souvenez-vous de la première fois où vous avez joué un rôle dans une grève féministe ?
Verónica Gago – Je me souviens très bien de la première grève des femmes, ici en Argentine, de l’assemblée organisatrice de la première grève. C’était une très grande assemblée que nous avons tenue dans un syndicat à la suite d’un féminicide très brutal. C’est là que l’idée
est née de dire : « Appelons à la grève. » Il me semble, et c’est ce sur quoi je travaille dans le livre, que c’était une intelligence de l’assemblée. L’exercice de l’imagination politique consistait à dire : « Il faut pouvoir répondre à cette brutalité des violences faites aux femmes », et en particulier, des féminicides et des travesti.e.s, par une forme d’organisation politique, qui nous éloigne du lieu de victimes permanentes. Cela a été très important, en organisant une force collective massive et radicale dans les rues, qui tout en diagnostiquant la violence de genre par rapport à la violence institutionnelle, raciste, ouvrière, capitaliste, coloniale et patriarcale en général, propose une stratégie de
combat. Il ne s’agit pas seulement de rendre compte de la façon dont la violence nous affecte, mais de ce que nous faisons en termes d’autodéfense contre la violence.
Rebecca Amsellem – Et puis vint cette première grève et la manifestation du 8 mars, en 2011. Vous souvenez-vous de ce que vous avez ressenti en voyant tant de femmes au même endroit et se battre pour la même chose ?
Verónica Gago – C’était impressionnant. Nous pensions qu’il y aurait effectivement beaucoup de mobilisation, mais le nombre de personnes dans la rue nous a surpris. Cette idée de marée féministe est très vive dans le corps, quand on sait qu’on ne peut entrer
sur la place par aucune des rues, où il faut attendre des heures et des heures pour pouvoir entrer là où se trouvait la scène de l’appel. Écouter certaines chansons et certains slogans chantés par des milliers représentait une sorte de vibration corporelle collective très forte. C’est un sentiment de force que nous n’oublierons jamais.
Je trouve intéressant de voir comment cela est transporté dans le corps et ensuite transféré dans votre vie quotidienne. C’est très intéressant de voir comment cette massivité des rues s’étend et s’exprime dans la façon dont les vies familiales, les vies institutionnelles, les vies dans les écoles, dans les lieux de travail sont modifiées.
Rebecca Amsellem – Comment cette énergie est-elle restée dans votre vie ?
Verónica Gago – Nos vies ont changé pour nous tous et toutes. C’est un élément très révolutionnaire du féminisme : pouvoir faire de cette massivité, non seulement un moment de manifestation de rue de grande effervescence et de visibilité publique, mais aussi avoir le souci de savoir comment cette massivité dans la rue se transmet et se prolonge dans la vie quotidienne et réorganise notre façon de vivre, avec qui nous rapportent, nos relations sexuelles et affectives, nos façons de penser. Et cette massivité, également en Argentine, a plusieurs composantes, car
d’une part, il y a des nouvelles générations qui ont fait leur expérience de la subjectivation politique dans le féminisme. Il y a beaucoup de filles qui vous disent : « Je suis de la génération de Ni Una Menos », qui étaient à l’école lorsque Ni Una Menos est apparue et qui par exemple aujourd’hui maîtrisent parfaitement le langage inclusif.
Rebecca Amsellem – Pouvez-vous m’identifier une chose, mais une chose symbolique qui a changé dans votre vie, après cette mobilisation ?
Verónica Gago – La langue. Par exemple mon fils, qui a 11 ans, parle parfaitement le langage inclusif et cela lui semble la chose la plus
évidente au monde. Et je vois comment ses camarades de CM1, c’est-à-dire à partir de 8-9 ans, vont toutes et tous à l’école avec une écharpe verte. Et c’est impressionnant ce qui a aussi imprégné la discussion sur l’avortement.
Rebecca Amsellem – Vous avez participé au commencement d’une nouvelle forme du mouvement féministe international. Mon hypothèse est que ce nouveau mouvement d’internationalisation de la lutte qui vient d’Amérique du Sud.
Verónica Gago – Oui.
Rebecca Amsellem – Oui ?
Verónica Gago – Je confirme votre hypothèse. Il y a une puissance internationaliste très forte qui commence à se déployer avec la grève féministe, justement à cause de la capacité de traduction, de résonance, de coordination et de connexion, qui produit le mot d’ordre et l’appel à la grève. Mais aussi parce que la grève est un outil qui permet justement cette coordination, cette mise en relation et la mise en place d’une dimension programmatique, c’est ainsi que les féministes produisent un programme contre la précarité de la vie. Cette dimension programmatique permet un travail concret de recherche politique, de ce que signifie la précarité dans chacun de nos territoires, partager ces diagnostics et faire de ces diagnostics un outil de lutte
collective.
Rebecca Amsellem – J’ai vu que vous étiez proche d’intellectuelles, comme Silvia Federici ou d’autres personnes comme Tithi Bhattacharya…
Verónica Gago – Je connais Silvia Federici depuis de nombreuses années et nous travaillons ensemble depuis longtemps. Je fais partie de la maison d’édition qui a traduit son livre Caliban et la sorcière en espagnol. Il est impressionnant de voir comment son travail en Amérique latine a eu un impact et a fait et continue de faire partie de groupes de lecture, de débats, d’ateliers. Cela a été un outil très concret d’autoréflexion, sur ce que la violence signifie aujourd’hui, en particulier son
idée d’accumulation originelle et la chasse aux sorcières et la colonisation de l’Amérique pour réfléchir à pourquoi à certains moments historiques le capitalisme s’attaque en particulier à certains corps. Le lien avec elle est donc ancien, mais il s’est clairement intensifié face à la plus grande dynamique du mouvement féministe. Silvia est venue ici, nous avons fait beaucoup d’actions avec elle. Et plus tard, aussi, depuis le mouvement, des liens se sont tissés avec différentes compagnonnes, comme avec Tithi, qui a effectivement eu une relation depuis le mouvement, depuis son travail, depuis son livre Féminisme du 99 pour cent.
Il a été intéressant de voir comment du Sud a rayonné une force de mobilisation
et aussi de conceptualisation et de proposition en termes politiques, et qui a établi une série de liens, de dialogues, de connexions très intéressantes, certaines préexistantes, et d’autres qui ont commencé à partir du mouvement.
Rebecca Amsellem – Vous dites que ce mouvement brise la dichotomie entre réforme et révolution, qui est l’un des plus gros problèmes du mouvement féministe. Que devons-nous faire aujourd’hui ? Travaillons-nous à réformer ou à faire une révolution ?
Verónica Gago – Je suis très intéressée par l’idée de Rosa Luxembourg sur la manière de briser le binaire entre réforme et
révolution, car c’est trop abstrait. D’un côté, il est nécessaire d’avoir la capacité à faire des revendications stratégiques très spécifiques, très situées, qui répondent à des conflits spécifiques. Et d’un autre, ce programme ne s’oppose pas à cette volonté révolutionnaire de tout changer. Elle s’inscrit plutôt dans un travail politique, de concrétisation des formes révolutionnaires.
Rebecca Amsellem – Comment pouvez-vous décrire votre utopie féministe ?
Verónica Gago – J’aime imaginer l’utopie féministe à partir de situations que nous avons vécues.
Autrement dit, matérialiser l’imaginaire utopique à partir d’expériences que nous avons, comme des préfigurations ou des anticipations, des manières dont cette utopie devient présente ici et maintenant. Et, par exemple, dans les rassemblements nationaux ou multinationaux, comme on les appelle maintenant, de femmes, lesbiennes, travestis et trans, qui impliquent l’occupation féministe d’une ville pendant plusieurs jours. Beaucoup d’entre nous avons une expérience dans ces réunions, nous savons que c’est un moment utopique féministe, où nous faisons de la ville une ville féministe. Et nous ressentons vraiment une souveraineté sur ce temps et sur cet espace, ce qui permet précisément l’un des slogans que nous disons toujours : « Nous sommes pour nous toutes et
tous. » Se produire du temps, se produire de l’espace, garantir que ce soit un lieu sans violence, garantir qu’il y ait beaucoup d’efforts collectifs pour que ces journées aient une sorte d’ambiance, de fête aussi. Et nous l’avons aussi vécu dans les manifestations et les grèves et dans certaines assemblées dont nous sommes sorties avec une énergie incroyable. C’est aussi un moment d’utopie très situé et très important. Nous prenons une décision collectivement, nous nous organisons et nous savons que nous avons la force de rendre cette décision opérationnelle, de la réaliser, de la concrétiser. Les grèves internationales sont un moment d’utopie forte, de cette vie que nous voulons vivre.
Rebecca
Amsellem – Et cette description alimente l’imagination radicale que vous décrivez dans votre livre. Le fait que beaucoup de femmes font partie de ces grèves, même si elles n’avaient pas l’argent, peu de temps. Je pense que c’est son mot, de la conjonction de l’impossibilité et le désir, un imaginaire radical est né. Et cette imagination radicale me semble être la chose même que vous décriviez.
Verónica Gago – Oui, parce que cette possibilité d’unifier l’impossibilité et le désir signifie que nous n’avons pas à penser à des sujets idéaux. Il me semble important que la grève féministe, au lieu de dire : « Eh bien, ces compagnonnes ne pourront
pas participer, elles ne pourront pas s’impliquer », assume la raison pour laquelle ces compagnonnes disent qu’elles ont une impossibilité concrète, qu’elles ont une difficulté spécifique et tant qu’elles sont incluses et font partie de la grève féministe, c’est-à-dire que la grève féministe doit pouvoir prendre en charge ces situations dissemblables, pouvoir penser à leur sujet, être capable de les comprendre et de mener un processus politique basé sur ces réalités existantes, sans attendre une future réalité idéale qui nous obligerait à abattre ou à polir des vies dont nous savons qu’elles ne sont pas du tout pures, ou idéales, ou exemptes de contradictions.
Rebecca Amsellem
– Être militant.e, c’est douter de tout. Douter des règles, de la justice, de tout dans la société. Et douter de tout, c’est cesser d’avoir une base sur laquelle s’accrocher. Comment faire pour douter du système mais ne pas douter de tout ?
Verónica Gago – La première chose que je dirais, c’est que douter ne veut pas dire ne pas agir, ce ne sont pas des synonymes. Le doute n’est pas nécessairement paralysie, impuissance. Le doute peut faire de la place au fait de ne pas savoir quoi faire. Devoir penser avec les autres sans avoir d’a priori sur ce qui va être fait, ou sans avoir un dogme, un programme préétabli sur où ils doivent orienter leurs actions ou comment atteindre un certain
objectif. Le doute fait partie du processus d’élaboration politique.
C’est aussi ce qui nous permet de tenter des actions et d’échouer. Et apprendre des échecs et repenser fait partie du processus politique. C’est une épistémologie de pouvoir prendre en charge ces échecs et ces doutes. Nous sommes dans un processus, mais l’important est de ne pas lâcher prise. Ici, personne ne laisse partir personne. C’était l’un des slogans qu’on disait souvent : « Personne ne lâche la main de personne. »
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