Mercredi 12 juin 2019 Surprise ! Cette semaine, Rebecca Amsellem rencontre Vivian Gornick, l’autrice de plusieurs romans incroyables tels que « Attachement féroce » ou « La femme à part ». Vivian Gornick est une autrice, journaliste et activiste féministe. Elle vit actuellement à New York. Elle a 83 ans. Rebecca Amsellem – Votre travail interroge la manière dont le personnel est politique. Durant cet entretien, je vais essayer de distinguer deux sortes de questions : la première partie se concentrera sur votre travail d’autrice et d’activiste ; la seconde permettra de réfléchir à quoi une révolution et une utopie féministe peuvent ressembler… Vivian Gornick – Ah mais nous n’y sommes pas déjà ? Rebecca Amsellem – (Rires) Je ne sais pas, vous trouvez ? Dans Attachement féroce, vous décrivez votre expérience de vie dans un immeuble où vivent presque uniquement des femmes. On ressent quoi quand on vit exclusivement entourée par des femmes ? Vivian Gornick – C’était un immeuble dans le Bronx, un quartier ouvrier. A l’époque, c’était très courant – et ça l’est toujours – que les femmes et les hommes mariés issus de cette classe ouvrière vivent dans des espaces et des cultures séparées. D’une part, il y avait beaucoup d’hommes qui mouraient et les femmes devenaient veuves. D’autre part, dans des circonstances plus heureuses, les hommes d’un coté et les femmes de l’autre restaient très secret les un·e·s envers les autres. C’est un peu ce que j’ai essayé de retranscrire. Par exemple, c’était très courant qu’une femme qui tombe enceinte et ne veut pas d’enfant, ait recours à un avortement sans que son mari n’en sache jamais rien. C’est ça que j’entends par “les secrets des femmes”. J’ai moi-même grandi avec une mère veuve, notre voisine était veuve…. Et la femme de l’autre côté du couloir haïssait son mari. Elle s’échappait tout le temps par la fenêtre pour retrouver son amant – c’était une communauté de femmes ; de femmes et d’enfants. Même si les enfants étaient des garçons, ils étaient intégrés à cette communauté. Rebecca Amsellem – Dans La femme à part, vous mentionnez à quel point il est difficile de se battre en même temps pour ses propres droits de femme et pour refuser de correspondre aux normes. Vous appréciez être une “outsider” ? Vivian Gornick – Je ne savais pas vraiment que j’étais une outsider jusqu’à ce que je devienne écrivaine. A ce moment, j’ai découvert que j’étais une outsider pour plein de raisons. Parce qu’en tant que féministe, ce que j’écrivais était polémique. Au début j’étais surprise, je ne savais pas trop quoi faire de cette position. Et puis, je m’y suis habituée. J’ai réalisé que je pouvais dire tout ce que je voulais puisque j’étais une outsider. Je n’avais rien à perdre, il n’y avait rien que les autres aient et que je ne puisse avoir grâce à cette position. Plein de gens autour de moi me disaient “Non, n’écris pas ça, tu ne trouveras jamais de place dans les milieux académiques” – ce qui était faux – puisqu’il se trouve qu’après ça, mes écrits ont été plébiscités. Et oui, je pense que vous avez raison. Sans vraiment parler d’apprécier cette position, après un moment j’ai commencé à me sentir libre. Si vous arrivez à prendre les commandes de votre travail, vous créez vos propres règles. Vous n’êtes pas une outsider lorsque vous avez peur de perdre des faveurs de la part de celles et ceux qui ont des emplois à offrir, qui tiennent des journaux, qui éditent des revues de critiques. Je suis définitivement une outsider. Rebecca Amsellem – Vous avez dit : “C’est ici, dans ma condition de femme, et non de juive, que je dois me battre et me positionner” (Tikkun, 1989). Cela signifie-t-il que vous aviez à choisir un combat ? Vous avez également souligné que le féminisme avait définitivement éteint votre attachement émotionnel pour le judaïsme, est-ce parce qu’avec ces deux casquettes vous aviez le sentiment d’être deux fois plus Vivian Gornick – Ce n’était pas vraiment un choix que j’avais à faire… A vrai dire, je me suis rendue compte qu’être juive n’était plus un problème effrayant ni menaçant en Amérique. Même lorsque j’étais confrontée à de l’antisémitisme, j’ai réalisé que ça ne m’effrayait plus parce que je savais qu’il n’allait rien m’arriver, ici, aux États-Unis. En revanche, quand j’ai été victime de sexisme, quand je suis devenue sensible à ces questions et que je suis devenue féministe, j’ai compris à quel point toutes ces questions de discriminations de genre avaient eu une influence sur ma manière de me développer. Parce que le féminisme est une question très actuelle, et une question de vie quotidienne. Le judaïsme ne l’est plus à mon sens. Quand j’étais enfant, mes parents étaient assez effrayés par l’antisémitisme. J’ai grandi et l’assimilation est venue extrêmement rapidement. Dans les années 80, c’était une affaire pliée. Ce n’était plus une menace, nous n’avions plus peur de perdre notre vie pour ça. Rebecca Amsellem – En tant qu’autrice et activiste, vous avez pris part au mouvement féministe radical des années 70, quel rôle y avez-vous joué ? Aviez-vous alors le sentiment de devoir choisir entre une position d’écrivaine qui doit parler à un large public et une position militante? Comment avez vous réussi à être les deux à la fois? Vivian Gornick – Je ne me suis vraiment jamais vue comme une activiste, ça ne m’est pas apparu de façon nette et tranchée. A cette époque, je travaillais pour le journal culturel “The Village Voice”, et la rédaction laissait les rédac·trices·teurs écrire sur tous les sujets qu’ils ou elles souhaitaient. Ça m’a semblé évident : la seule chose dont je ne me lassais jamais de parler, c’était le sexisme. Tout le temps. Une fois que vous voyez cette lumière, elle est partout. Si j’allais à un dîner, je voyais du sexisme partout et je rentrais à la maison pour écrire un article sur cette expérience. Si je lisais un livre ou une pièce de théâtre, si je faisais une promenade… peu importe où j’allais, je le voyais, je le sentais, et j’écrivais dessus constamment. Cependant, quand il a été question de rejoindre un groupe pour protester, faire une manifestation ou faire partie de grosses conférences de presses, ce n’était pas trop mon truc. Vous savez, quand j’ai commencé à m’affirmer comme féministe et à revendiquer mes droits, beaucoup de choses bougeaient déjà aux États-Unis. Beaucoup de femmes s’engageaient en même temps : Gloria Steinem, Betty Friedan, Kate Miller, tout le monde était là, à New York. Elles se revendiquaient toutes activistes, elles faisaient toutes des conférences de presse, et elles le faisaient parfaitement. Dans cette mesure, je ne me voyais pas trop prendre cette place. J’avais une grande gueule, mais je n’avais pas trop d’appétence pour les réunions et les manifestations, la seule manif où je sois jamais allée, était celle de Washington… Bref, je n’étais peut-être pas trop une activiste dans ce sens, mais j’en étais une grâce à mes écrits. Rebecca Amsellem – En même temps, il n’y a pas une seule façon d’être une activiste. Vivian Gornick – Totalement, et j’étais très à l’aise avec ma propre façon de l’être. Rebecca Amsellem – C’est impressionnant à quel point les activistes décrivent le même sentiment de conversion – à partir du moment où vous voyez la lumière une fois, vous la voyez partout. Vivian Gornick – Absolument. C’est vraiment ce que notre génération a ressenti. Ce qui arrive en ce moment par exemple, avec le mouvement #MeToo, ce n’est pas vraiment la même chose. C’est plutôt un résultat de notre prise de conscience. Mais à notre époque, il y avait vraiment ce sentiment de conversion, presque de manière religieuse. C’était révolutionnaire de plein de façons et on a essayé d’en tirer le meilleur. Il y avait une vraie cohérence dans cette lutte par le fait que cela englobait une multitude de sujets politiques bien plus généraux. Il n’était pas question de résoudre un problème isolé, c’était vraiment politique. Je ne me rendais pas compte à l’époque, à quel point la politique infusait dans nos vies. Maintenant que je regarde en arrière et que j’observe la génération Rebecca Amsellem – Je pense que cette colère nous permettra d’atteindre la réelle révolution. Vivian Gornick – Qu’entendez-vous par révolution ? Rebecca Amsellem – Si on continue le même type d’activisme, écrire des tribunes, des livres… pour dénoncer le sexisme et revendiquer nos droits, rien ne changera jamais. Le fait est que tous les articles que vous avez écrit dans Village Voice durant les années 70 n’ont pas suffit. Vous aviez pourtant développé toutes les idées rationnelles qui justifiaient ce mouvement : l’écart de salaire, les discriminations, la charge mentale … et cela fait combien de temps ? 50 ans ? Qu’est-ce qui a changé ? Vivian Gornick – Déjà, vous ne seriez pas là si rien n’avait changé. Ensuite Je pense que « la révolution » n’est pas le bon terme. Il s’agit d’un mouvement pour la justice sociale et c’est la démocratie qui doit être responsable. Ce qu’on veut, c’est intégrer le système à part entière, avec les mêmes chances et les mêmes opportunités. Ce n’est pas réellement une révolution dans le sens où on détruirait tout. Homosexuel·le·s, noir·e·s, femmes… tout le monde veut faire partie du projet démocratique. Tous les mouvements de libération sont des mouvements pour la justice sociale. Mais les termes du système, ont déjà été établis par la démocratie libérale. Aux États-Unis par exemple, la démocratie commença avec la Révolution Française, mais les Américains l’ont mieux réussi si je peux me permettre – dans le sens où ils ont créé une Constitution avec l’idée d’égalité pour tou·te·s. Certes, ils ne l’ont pas réalisé. Ils n’ont pas pensé aux femmes, aux noirs, aux autochtones… Et année après année, il y a eu de plus en plus de colère et de protestation parmi les Américain·e·s à qui on avait promis ça – ils l’ont vécu comme une fausse promesse, un mensonge. Et nous voilà à vivre comme des citoyens de seconde classe alors qu’on nous avait juré qu’on serait tou·te·s égaux. Par conséquent, ce n’est pas une révolution, c’est vraiment un mouvement pour la justice sociale. Mais c’est aussi le plus difficile à mener selon moi, parce qu’on couche avec l’ennemi (rires). Nous sommes constamment en interaction avec les hommes, et les relations entraînent forcément des complications. On a toutes des frères, pères, maris ou amants… qui eux-mêmes ont des filles, des sœurs… On entretient des relations dans lesquelles on s’aime et on s’honore et c’est ce qui rend le progrès politique d’égalité vraiment difficile. En ce qui concerne le mouvement #MeToo, même si la structure du système ne s’effondre pas, il y aura des petits changements sociétaux. Et même si il n’y a qu’une centaine de personnes qui seront élevées différemment après ce mouvement, c’est déjà ça. En ce moment on lit des tribunes dans le NYTimes sur comment les hommes ont peur d’être seuls avec des femmes au bureau (rires). Ça semble ridicule, mais néanmoins, c’est positif quelque part, ça donne de l’espoir. Tous les cinquante ans il y a un embrasement pour la cause féministe, et un petit peu de progrès vient en même temps, même si ça peut-être très lent. Par exemple, je suis là aujourd’hui grâce à Women in publishing, parce que sinon, nos ennemis ont tout fait pour endormir l’Europe sur les questions féministes. Rebecca Amsellem – On essaie si fort d’intégrer et de s’intégrer à ce système. Mais les choses évoluent si lentement qu’il est peut-être plus judicieux de penser à un tout nouveau système ? J’aime beaucoup la manière dont vous me regardez maintenant avec un air de compassion (rires) “Elle est jeune et naïve, et ne connait pas trop le monde encore …”. Vivian Gornick – Incroyable, vous pouvez lire dans mes pensées (rires) ! Non.. je sais que quand vous y réfléchissez, vous pouvez constater des grands changements. Vous savez, j’ai deux nièces. Rebecca Amsellem – Oui, ça fait soit-disant partie de notre culture, “la galanterie”. Vivian Gornick – Classique… les femmes ont le droit a un peu de galanterie, parce qu’elles n’ont pas de pouvoir. C’est le deal. Quand vous faites ça en tant qu’homme, vous révélez que vous considérez les femmes comme une autre espèce, différente de vous. Quelqu’un qui occupe une position dans le monde et la culture dans lequel vous vivez, mais qui n’est pas comme vous, qui n’est pas vous. La première chose que les féministes américaines ont dit aux hommes c’est vraiment : arrête de me tenir la porte. Je peux passer la porte seule. “Oh j’étais juste poli”, répondent-ils trop souvent. Non. Quand toutes les révélations ont éclot à propos des harcèlements sexuels à la télévision, dans le milieu du cinéma , dans les entreprises, dans les écoles, dans les laboratoires, dans les usines, je me suis rendu compte que partout les hommes continuaient de regarder les femmes , non pas comme des figures d’altérité, mais comme des objets. Ça me choque tellement. Je n’aurais vraiment pas pu imaginer que les choses avaient si peu bougé. Regardez à quel point c’est lent… Rebecca Amsellem – Est-ce-que ça mieux en vieillissant ? Vivian Gornick – Qu’est-ce-qui irait mieux en vieillissant ? Rebecca Amsellem – La rage de vouloir tout changer. Vivian Gornick – D’un point de vue politique, je n’ai jamais été si énervée que ça parce que je suis une enfant de la gauche. J’ai été élevée par des socialistes et des communistes. Et donc, dès que je suis arrivée à l’âge adulte, j’ai compris que tout changement allait nécessiter beaucoup beaucoup de temps. Alors que je trainais avec des gens qui étaient persuadé·e·s que la révolution était proche. Moins de dix ans, disaient-ils. Et donc quand je suis devenue féministe, la découverte que les femmes étaient des citoyennes de seconde zone, que nous étions élevées pour devenir des mères et des épouses a été un énorme choc, une vraie révélation. Mon travail est devenu de nommer, d’écrire ce qui était sexiste. De la même manière qu’en tant que juive, à chaque fois que je vois quelque chose d’antisémite, je le qualifie comme tel. Je ne peux pas laisser filer. J’ai été très choquée par le mouvement #Metoo. Je ne pensais pas qu’il existait autant d’harcèlement sexuel dans tous les milieux – d’Hollywood à Washington, dans les usines, dans les bureaux, dans les restaurants, partout où les femmes travaillent. Je ne pensais pas que les relations entre les femmes et les hommes étaient encore les mêmes : que les hommes étaient libres de traiter les femmes comme des objets et que les femmes se sentaient obligées d’être traitées comme tels. Cela me fait aussi mal d’entendre une femme dire « j’étais obligée de coucher avec lui sans quoi je n’aurais pas la carrière que j’ai eu » que d’apprendre qu’un homme l’a touché. Chacun·e voit l’autre comme un objet. Rebecca Amsellem – Et en France, c’est pareil. Vivian Gornick – A ce titre, la France est probablement un des pays les plus sexistes au monde. Elle l’a toujours été et il y a peu de progrès mais l’existence de nombre d’intellectuelles qui travaillent sur la question depuis plus de trente ans est rassurante. Rebecca Amsellem – Dans l’article que vous avez écrit dans le Village Voice, vous citez une femme qui dit « Je suis désolée, c’est juste que je ne me sens pas opprimée ». On entend encore Vivian Gornick – Le jour où ces femmes auront la révélation que j’ai moi-même eu, il y aura une révolution. Quand on est féministe, on a l’impression que nos vies sont si proches, si ancrées dans l’Histoire. Et que l’Histoire est entrée dans nos vies. Le changement social arrive malgré les réticences des personnes qui en bénéficient – c’est la plus vieille histoire du monde. Il n’y a eu aucune révolution qui s’est passé avec l’assentiment de toute une population. Elizabeth Cady Stanton, une suffragette américaine, dont j’ai écrit une biographie, a, à cet égard, dit que la majorité des personnes se contente de ce qu’il lui est donné. Et cela incombe à un petit groupe de personnes de définir ce qu’est la liberté, au sens large, et de se battre pour cette liberté. La peur du chaos social, chez certaines personnes, est plus forte que tout. Les gens feraient presque tout pour éviter que les choses soient sans dessus dessous. Quand les féministes ont commencé à dire « les femmes et les hommes ne vont pas continuer à vivre les mêmes vies qu’avant, les choses vont être vraiment différentes », le retour de bâton du conservatisme a commencé et Donald Trump en est la conséquence. Aujourd’hui, il n’y a jamais eu autant de jeunes hommes et de jeunes femmes qui se proclament féministes. Les termes sont différents. Dans les ménages aussi. Les femmes ne veulent plus faire plus de tâches domestiques que les hommes. Il s’agit évidemment d’un pourcentage marginal de personnes mais ce chiffre augmente. Et le mouvement #metoo permettra de faire croître ce chiffre encore davantage. Rebecca Amsellem – Toutes les générations d’activistes féministes ont entrepris chacunes à leur manière cette réflexion pour redéfinir ce que veut dire être une femme. Pensez-vous qu’il faut aller plus loin aujourd’hui dans les luttes féministes et engager les hommes et que eux-mêmes redéfinissent ce qu’être un homme signifie ? Vivian Gornick – Aux États-Unis, beaucoup de jeunes hommes veulent et sont capables d’abandonner les conventions liées à la virilité et la subordination des femmes. Les femmes se sont jointes à des révolutions générales et se sont ensuite rendues compte qu’elles-mêmes étaient considérées comme des enfants. Toutes les féministes de ma génération sont issues de la nouvelle gauche. Les hommes issus de la nouvelle gauche, alors qu’ils se battaient pour de grandes causes comme la fin de la guerre au Vietnam, traitaient les femmes comme de la merde. C’était terrible. Ces hommes n’ont jamais changé. Rebecca Amsellem – Ah oui, vraiment ? Vivian Gornick – Absolument, je trouvais que ça lui donnait un côté sensible, poétique. J’étais mariée depuis 2 ans et demi quand je suis tombée dans le féminisme. J’ai donc divorcé, j’avais 35 ans, je n’avais jamais été aussi belle. Et j’ai commencé à écrire pour le Village Voice pour qui j’écrivais donc un grand papier par an. Et puis, pendant des années j’ai eu des aventures de 6 mois qui se suivaient les unes les autres sans rencontrer une personne avec qui j’avais envie de construire quelque chose. Rebecca Amsellem – Pourquoi ? Ce n’est probablement pas la bonne question. A un moment, c’est utile d’arrêter de se poser la question du ‘pourquoi’. Vivian Gornick – Précisément. Mon combat dans ma vie n’a pas été un combat pour les hommes, pour mes mariages mais pour mon travail. Mon travail est d’écrire. Rebecca Amsellem – Que faites-vous quand vous avez une deadline, que vous devez écrire quelque chose et que vous n’avez aucune inspiration ? Vivian Gornick – Je souffre. En silence. C’est terrible. Rebecca Amsellem – Moi, je vais à la piscine. Vivian Gornick – Je vais marcher. Ca prend toujours du temps et c’est un temps incompressible. Vers la fin des années 50, j’étais – ou du moins je croyais que j’étais – éperdument amoureuse d’un homme. J’essaie de lui faire faire, de lui faire dire des choses. J’étais profondément malheureuse. Et puis, un jour, il m’a dit : « Je suis juste un personnage dans un paysage fantastique que tu t’es construit ». Et je lui ai répondu, « Quoi ? Mais c’est moi qui dit ça normalement ! ». Il me rétorque alors qu’il ferait tout ce que je lui demandais de faire, en répétant ce que je lui avait demandé ce jour là, mais qu’il n’avait pas confiance en moi. « Comment ça tu ne me fais pas confiance ? C’est moi qui pense ça ! Et puis, je suis complètement une personne de confiance ! ». Je me suis rendue compte qu’il avait raison. Qu’ils avaient tous raison de ne pas me faire confiance. Je n’étais pas entièrement engagée dans cette relation. Par la suite, j’ai eu une aventure, que j’ai relaté dans Attachements féroces, avec un homme bien plus vieux que moi, et marié. Et il n’avait pas l’intention de se séparer. Et j’étais contente qu’il n’en ait pas l’intention. Je suis restée longtemps avec cet homme et il m’a beaucoup appris sur l’amour. Rebecca Amsellem – Vous êtes avec quelqu’un maintenant ? Vivian Gornick – Non. Rebecca Amsellem – C’était quand votre dernière relation ? Vivian Gornick – Ohhh, il y a dix ou quinze ans. Depuis, je ne cherche pas. Certaines personnes pensent que je suis dévouée à la solitude. C’est absolument faux. Rebecca Amsellem – Peut-être est-ce lié à votre condition d’écrivaine ? Ecrire nécessite une certaine solitude, vous devez être consciente de ce qui vous entoure, vous retrouver seule aussi, beaucoup, pour analyser ce que vous vivez. Vivian Gornick – Oui. Et j’ajouterai que pour les femmes cela s’avère être problématique. Pour les hommes, jamais. Les hommes disent ‘j’ai besoin d’être seule’ et les femmes agissent en fonction. Ils ajoutent ‘Mon besoin d’être seul est plus grand que ce que tu me demandes de faire’. Et elles répondent ‘il n’y a pas de problème’. Vous connaissez le poète polonais Czesław Miłosz ? Rebecca Amsellem – Non. Vivian Gornick – Rires. C’est un grand poète. Il est mort maintenant. Quand sa femme est morte, il a écrit ces poèmes, dans lequel il dit qu’à chaque fois que sa femme lui proposait de faire quelque chose, il disait non. Il s’enfermait dans son bureau et il écrivait. Ces poèmes sont une sorte de mea culpa. Rebecca Amsellem – Ecrire, pour une femme, c’est politique. On nous a demandé de nous taire, d’être invisibles. Pensez-vous que raconter nos histoires est une manière de les légitimer ? Est-ce pour cela que vous avez décidé d’écrire sur votre vie personnelle ? Vivian Gornick – J’ai commencé à écrire en tant que journaliste dans les années 80 au moment où le « journalisme personnel » étant en vogue. Et il y avait plein d’écrivain·e·s qui le pratiquait : Joan Didion, Normal Mailer, Tom Wolfe, … Toutes ces personnes étaient en train de créer un nouveau genre. Ces écrivain·e·s s’utilisaient pour commenter la culture et la politique. Vous alliez à un dîner et puis le lendemain vous écriviez ce qu’il s’était passé à ce dîner, en fonction de vos centres d’intérêts. Tom Wolfe l’utilisait pour se moquer des radicaux, des hippies. Moi, je dénonçais le sexisme en racontant les choses affreuses qui s’y disaient. J’étais une écrivaine spécialisée dans la non-fiction. Chaque mouvement social commence lorsque des personnes qui ont souffert d’injustices sociales commencent à raconter leurs histoires. Ce sont deux choses différentes. Rebecca Amsellem – Et voilà la question sur les utopies. A quoi ressemble une utopie féministe ? Vivian Gornick – J’ai beaucoup réfléchi à cette question, au début de ma carrière. Je pensais que cela impliquait que les femmes et les hommes devaient se répartir davantage les tâches domestiques. Il fallait pour cela qu’il y ait une révolution socialiste : que les hommes travaillent moins et qu’ils consacrent plus de temps aux tâches domestiques. La baisse de la productivité permettrait de faire changer les valeurs sociétales. Aujourd’hui, je remarque que les femmes et les hommes travaillent autant et que personne n’est heureux. Pour toute question : [email protected]. |