Les indices de faim, de satiété et de douleur physique et émotionnelle ne sont pas aussi faciles à percevoir pour ces personnes.
Pourquoi est-ce important ? La plupart d'entre nous avons un sens aigu de la relation de notre corps avec la faim et la satiété, tout comme nous sommes conscient·e·s de la douleur physique et émotionnelle. C'est ce que l'on appelle la conscience intéroceptive, que nous utilisons pour répondre aux signaux que nous envoie notre corps. Lorsque nous avons faim, nous cherchons à manger. Lorsque nous sommes tristes, nous recherchons le réconfort. Lorsque notre ventre est plein, lorsque notre humeur
est bonne, nous poursuivons notre vie sans entrave.
Cependant, les personnes souffrant de troubles de l'alimentation font systématiquement état de niveaux inférieurs de conscience intéroceptive, ce qui signifie que les signaux de faim, de satiété et de douleur physique et émotionnelle ne sont pas aussi faciles à percevoir pour elles. Lorsqu'elles commencent le traitement, nombre d'entre elles éprouvent des difficultés à identifier l'expérience de la faim ou de la satiété. En l'absence de repères internes, leur alimentation peut sembler très mécanique. De même, de nombreuses personnes souffrant de troubles de l'alimentation se sentent souvent engourdies émotionnellement et physiquement et peuvent même connaître des moments de dissociation totale, au point de ne plus sentir certaines parties de leur corps ou de se sentir généralement mal à l'aise dans leur peau. Il est fréquent qu'une personne souffrant d'un trouble de l'alimentation se trompe grandement sur la taille et la forme de son corps lorsqu'elle se regarde dans un miroir ou sur une photo. Ces déficits sont souvent présents alors que d'autres parties du cerveau fonctionnent à plein régime.
J'ai constaté que, pour beaucoup de mes patient·e·s, l'expérience d'un traumatisme semble préparer le terrain pour cet état dissociatif, et que le trouble alimentaire est une manifestation de la déconnexion. Lorsque la communication entre le cerveau et le reste du corps est rompue, les problèmes s'ensuivent. La relation d'une personne avec la nourriture et l'alimentation peut devenir dépourvue d'intuition ou de spontanéité. Cet engourdissement constitue un cadre idéal pour le développement des troubles de l'alimentation.
Pour certain·e·s, les comportements liés aux troubles alimentaires peuvent servir à réguler un système nerveux qui a été détourné par un traumatisme. Comme nous l'avons mentionné, la restriction alimentaire peut être un moyen de se sentir maître de la situation après une expérience extrême d'impuissance. Pour d'autres, les crises de boulimie et les comportements purgatifs procurent un sentiment de soulagement et peuvent être renforcés par une libération de dopamine. L'hyperphagie en elle-même peut apporter un sentiment de réconfort au milieu d'un tumulte intérieur. Ces comportements peuvent représenter une tentative désespérée de ressentir quelque chose, n'importe quoi, lorsque le corps est engourdi et détaché.
Lorsque je travaillais dans un centre pour les troubles alimentaires, j'ai traité une jeune femme que j'appellerai Kylie. Elle avait été maltraitée par un membre de sa famille pendant toute son enfance. Tout comme certaines personnes traumatisées utilisent d'autres types de règles et d'ordre pour établir un sentiment de contrôle, Kylie se pesait plus de trente fois par jour et suivait son apport calorique dans un journal complexe. Certaines personnes souffrant de SSPT consomment des substances pour se désensibiliser, ou adoptent des comportements impulsifs pour se distraire des expériences internes douloureuses ou les éviter. Pour Kylie, cet évitement s'est manifesté par des crises de boulimie et des comportements purgatifs. Cela lui a permis de vivre une expérience corporelle qui l'a détournée de la honte et de la colère qu'elle abritait au plus profond d'elle-même.
La capacité à identifier et à nommer les expériences émotionnelles est l'une des compétences émotionnelles les plus importantes que l'on acquiert en grandissant. Lorsqu'une personne peut reconnaître et décrire avec précision des états tels que la tristesse, la colère et la culpabilité, elle peut agir pour répondre à ses besoins en demandant du soutien, en faisant une pause ou en cherchant du réconfort. Un aspect important de ce processus est physique : lorsque je me sens en colère, je remarque une augmentation de mon rythme cardiaque et une sensation de picotement dans mes mains. La culpabilité, quant à elle, se caractérise par un creux profond dans l'estomac. Notre capacité à percevoir ces signaux physiques et physiologiques nous permet de prendre des décisions en fonction de nos émotions.
De nombreuses personnes traumatisées éprouvent des difficultés à étiqueter leurs émotions, car ces signaux sont atténués par l'engourdissement ou l'anxiété. Les recherches suggèrent que les personnes souffrant de troubles de l'alimentation ont également des difficultés à identifier les émotions, par rapport à la population générale et aux personnes souffrant d'autres troubles psychologiques.
Le corps subit alors le poids de ce que l'esprit n'est pas en mesure de traiter. Les traumatismes sont associés à des sentiments accablants tels que la peur, le dégoût et la colère. Le traitement de ces sentiments nécessite un sentiment de sécurité et de confiance dans la capacité de l'individu à les tolérer. Mais les personnes traumatisées doivent souvent traiter leur douleur sans disposer du langage nécessaire pour l'exprimer. Leur réaction peut prendre la forme d'une consommation de substances, d'une automutilation ou d'autres comportements impulsifs ou autodestructeurs. Pour une personne souffrant d'un trouble de l'alimentation, cela peut se traduire par des restrictions, des crises de boulimie et des comportements purgatifs. Pour Kylie, les crises de boulimie et les comportements purgatifs étaient un moyen d'évacuer la colère et la peur qui l'avaient submergée lorsqu'elle était enfant. C'était aussi un moyen d'éviter la honte.
La honte est l'un des principaux moteurs des troubles de l'alimentation et une conséquence fréquente des traumatismes. Lorsqu'un événement traumatisant se produit, il peut ébranler la croyance d'un individu que le monde est sûr et ordonné. Plutôt que d'accepter la réalité que des choses horribles peuvent arriver à des personnes irréprochables, il est souvent plus facile pour quelqu'un d'endosser la responsabilité lui-même. (Si une mauvaise chose m'est arrivée, alors je dois être une mauvaise personne ; paradigme restauré.) Il s'agit d'un processus cognitif appelé « assimilation », qui a un effet d'entraînement sur l'image de soi et le sentiment de valeur. Nombre de mes patient·e·s qui ont subi un traumatisme et qui s'en veulent croient également qu'ils ne méritent pas de se reconstruire.
Pour les personnes souffrant d'un trouble de l'alimentation, la honte est souvent une vulnérabilité fondamentale et elle est associée à des niveaux élevés de dégoût à l'égard du corps. De plus, lorsqu'une personne est submergée par la honte, elle peut commencer à organiser sa vie autour d'un désir d'éviter le sentiment d'exposition qui accompagne ce sentiment.
Les troubles de l'alimentation peuvent être une véritable torture, réduisant à néant la capacité d'une personne à exister dans son corps avec aisance. Il s'agit de maladies à multiples facettes qui peuvent toucher des personnes de toute taille et de tout poids. Mais ils sont encore trop souvent perçus comme un régime poussé à l'extrême.
Pour les personnes souffrant de troubles de l'alimentation qui ont également des antécédents de traumatisme, les comportements liés aux troubles de l'alimentation pourraient, dans un certain sens, être considérés comme des symptômes du syndrome de stress post-traumatique – un moyen de faire face au sentiment de déconnexion après le traumatisme, de communiquer ses besoins ou de rétablir un semblant de contrôle. Nombre de ces personnes ont suivi des traitements pour troubles de l'alimentation où l'accent était mis sur la nourriture. Lorsqu'elles sont renvoyées dans leur environnement familial, le stress et les éléments déclencheurs liés au traumatisme peuvent relancer des mécanismes d'adaptation inadaptés.
Il est probable que de nombreuses personnes souffrant de troubles de l'alimentation réagiraient mieux, comme Kylie, à un traitement des traumatismes. J'ai constaté de manière empirique que le fait de se concentrer sur les symptômes du syndrome de stress post-traumatique en utilisant des protocoles de traitements fondés sur des preuves, tels que la thérapie cognitivo-comportementale tenant compte des traumatismes, la thérapie par exposition prolongée et la thérapie du processus cognitif, peut entraîner des changements positifs dans les comportements liés aux troubles de l'alimentation. Lorsqu'une personne se sent mieux dans sa peau et plus résiliente face aux déclencheurs de traumatismes, l'hypervigilance associée au SSPT diminue et, avec elle, le besoin de bloquer les expériences internes douloureuses ou de s'en distraire.
Le manque d'attention accordée à l'intersection de ces maladies affaiblit la capacité des clinicien·ne·s, des familles et autres soignant·es à y répondre efficacement. Pour des personnes comme Kylie, il est essentiel de mieux comprendre la relation entre les traumatismes et les troubles de l'alimentation et de mettre en œuvre des thérapies qui ciblent les endroits où traumatismes et troubles de l'alimentation se chevauchent.