Quand le networking est la norme, le « j’adore mon travail » un Graal, la disponibilité une condition aveugle, faire une pause est mal vu. Il semble qu’être occupée révèle un caractère exceptionnel (Eloge du rien). Les personnes qui sont le plus valorisées sont celles qui ont le temps de mener mille vies dans une seule journée.
Et pour cause. L’oisiveté est un défaut qui est encore associé à certaines populations racialisées et considéré comme quelque chose de génétique, sinon culturel. Nayyirah Waheed, une jeune poétesse britannique, nous le rappelle pourtant à travers quelques vers : prendre le temps de se soigner, consacrer du temps à sa santé mentale et physique, c’est, d’une certaine manière, s’autoriser à être sa propre amie (“ and i said to my body. softly. ‘i want to be your friend.’ it took a long breath. and replied ‘i have been waiting my whole life for this.”). Et pourtant, “prendre le temps” n’est pas si simple. Pour des personnes, les femmes notamment, qui n’ont pas le temps de s’arrêter, sur lesquelles reposent le poids de la charge mentale, des impératifs financiers et des responsabilités familiales, le temps pour soi est un luxe.
Un luxe nécessaire, rappelons-le. Puisque le ressenti relève souvent de l’attribut féminin, ralentir le rythme pour se concentrer sur ce qu’on ressent est synonyme de faiblesse. Ainsi, ralentir et se centrer sur soi est intrinsèquement politique. Cela nécessite d’accepter de se détacher de l’idéal de la femme parfaite. Cet idéal qui enferme les femmes noires dans des stéréotypes de déesses sexuelles ou de mammies, femmes noires vues comme nounous d’enfants blancs. Cet idéal-type est aussi un moyen de leur enlever leur capacité à souffrir, à ressentir de la douleur. On les déshumanise.
Etre activiste, ce n’est pas toujours réagir. Ce n’est pas toujours exprimer sa colère ni son dégoût à chaque polémique. La récurrence des polémiques vient à user les plus aguerries d’entre nous. Réagir à chaque débat est à la longue épuisant, surtout à l’époque de la production et la consommation ultra rapide de réflexions. A ce sujet, Toni Morrison, Prix Nobel de Littérature et militante antiraciste, explique que c’est le principe même du racisme qui vise à nous distraire. « Le rôle, la fonction première du racisme c’est de distraire. La distraction nous empêche de mener à bien notre travail. Elle nous force à constamment justifier, encore et encore, la raison de notre existence. Quelqu’un dit que vous n’avez aucune langue, vous passez 20 ans de votre vie à lui prouver le contraire. Quelqu’un lance que votre tête n’est pas bien faite, une horde de scientifiques travaille à prouver le contraire. Quelqu’un soutient que vous n’avez pas d’art, vous vous efforcez de le déterrer. Quelqu’un affirme que vous n’avez aucun royaume, vous vous attelez à les redécouvrir. Il n’y a rien de nécessaire dans tout cela. Il y aura toujours quelque chose en plus » (Conférence à Portland sur les Black Studies, 1975). Dans la même veine, la poète somalienne et britannique Warsan Shire dit « Parfois, votre lumière attire les mites et votre chaleur attire les parasites, protégez votre espace et votre énergie ». En passant notre temps à expliquer nos propos, nos gestes et nos habitudes, on perd un temps précieux. Le temps de la création, le temps du repos. Le temps de la fierté.
Etre activiste, c’est aussi être fière de soi. Cette fierté n’est pas un acte d’égoïsme, encore moins de complaisance. Dans une société qui nous appelle constamment à dé-légitimer nos sentiments, nos ambitions, nos êtres, s’estimer fait office d’acte de rébellion. Warsan Shire en a fait une de ses devises. « Documentez les moments où vous vous aimez le plus : ce que vous portez, qui vous êtes, ce que vous faites. Recréez-les et répétez-les. »
Cette semaine, la newsletter a été écrite par Kiyémis, autrice de A nos humanités révoltées et Rebecca Amsellem.
Crédits photo : Zachary Spears.