Cet été, je vous laisse entre les mains de huit autrices formidables à qui j’ai demandé de réfléchir à la question de l’amour dans une société féministe.
L’amour, c’est d’abord de la chance. Un heureux hasard que deux, trois, quatre ou plus personnes se soient, à un moment donné, rencontrées et qu’elles soient toutes disposées à reconnaître que ce soit de l’amour. Mais, dans une société régie par les lois patriarcales du dominant/dominé, c’est aussi un sentiment qui entre en contradiction avec des normes dans lesquelles les femmes sont complètement désavantagées. Alors l’idée est de définir le sentiment amoureux dans une société libre de toute domination non consentie. On y abordera les notions de fierté, de révolution, de patriarcat mêlé aux sentiments, d’amitié aussi 🙂 On se retrouve à la rentrée, prenez soin de vous.Rebecca Je ne serai pas une femme dévouée, par Naya Ali alias Mauvaise FilleNaya Ali est une journaliste et autrice indépendante. Elle écrit sur l’amour et le sexe tout en essayant d’intégrer à ses récits un éclairage politique et féministe. S’aimer et tout se donner, à soi-même, c’est difficile pour une femme qui vit dans une société dans laquelle on lui apprend qu’elle n’est jamais assez bien, et qu’elle doit donner le peu qu’elle possède aux hommes. Il y a quelques années, j’ai décidé de m’aimer et de tout me donner, à moi. Et quand je dis « décidé », c’est que pour moi ça a été de l’ordre d’un choix et d’une réflexion. Plus jeune, je n’avais aucun modèle de femme indépendante qui travaille pour elle-même, qui cuisine pour elle-même, qui choisit pour elle-même. J’ai donc été un peu effrayée à l’idée d’être la première de ma famille à envisager l’amour comme une expérience solitaire. Mais j’ai réussi. J’ai été élevée avec des principes et des règles misogynes sur ce que devrait être mon rôle et ma place en tant que femme. Depuis petite, j’ai entendu de la bouche des hommes de ma famille que je devrais apporter un confort de vie à mon futur mari en lui préparant à manger, en lui repassant ses chemises ou en étant tout le temps attentive à ses besoins. A l’époque, je me contentais de me taire et de faire semblant d’approuver. J’ai vu ma mère passer ses journées à faire les mêmes tâches, répétitives, lassantes et ennuyeuses. Elle faisait la poussière, elle lavait les vêtements de toute la famille à la main, elle cuisinait, elle faisait les courses et nous réveillait mes sœurs et moi pour aller en classe. Quand elle nous laissait à la porte de l’école primaire, je savais qu’elle retournait recommencer la même journée alors que moi j’en vivais une nouvelle. Je n’ai jamais su si ma mère était réellement heureuse, peut-être bien qu’elle s’épanouissait à servir les autres. La féministe que je suis espère qu’elle l’était, que son mode de vie ait réellement été un choix pour elle.
Ma mère n’était qu’une femme parmi d’autres qui avaient la même vie qu’elle, une existence à mille lieux de ce dont je rêve pour moi. Une vie que beaucoup de femmes de mon époque, de ma génération, refusent d’expérimenter mais qui reste pourtant érigée en modèle de perfection féminin à cause du patriarcat. Nous sommes nombreuses à admirer nos mères pour leurs sacrifices, mais nous sommes aussi beaucoup à vouloir revendiquer une autre vision de ce qu’est « une femme bien ».
J’ai très jeune refusé de jouer le rôle que mes parents et mon entourage attendaient de moi : j’ai fait de longues études dans l’espoir de ne dépendre de personne, j’ai voulu
habiter seule pour savoir si je pouvais être épanouie seule. Je suis heureuse, la plupart du temps et j’ai reçu, parfois, l’amour d’hommes et de femmes indépendamment de mes qualités à pouvoir me sacrifier, à pouvoir cuisiner ou repasser. Vous trouverez peut-être cette phrase logique et un peu banale, mais elle résonne en moi comme un accomplissement. Moi qui viens d’une famille où le seul équilibre reposait sur ce qu’une femme pouvait apporter grâce à ses services. D’ailleurs, depuis des années, on entend des discours valorisant les femmes dévouées à leur mari. Ces femmes martyres qui réalisent tous les jours et pendant des années, un travail non rémunéré, souvent non considéré, et jugé comme étant naturel et dû. Des hommes en ont même fait des chansons, de ces femmes qui donnent tout sans recevoir : leurs mères, leurs tantes, leurs sœurs, leurs épouses qui sont si fortes sans rien demander en retour. En 2000 dans le titre « Les lionnes », Yannick Noah nous parlait de ces forces de la nature que sont les femmes. Il chantait : « Dans leurs sceaux bien pleins, fatiguées mais toujours sereines ». Plus récemment, c’est le chanteur Dadju qui parlait de ces fameuses femmes visiblement inépuisables face aux tâches qui leur sont incombées :
« Si tu lui donnes la misère du monde
Elle va tout assumer Si tu lui donnes la richesse d’un homme Elle va tout assumer Elle mettra toujours la famille d’abord Elle va tout assumer Le genre de femme qui à chaque problème s’en sort ». Même dans la pop culture, l’abnégation des femmes est louée, comme un bien qu’elles offrent aux hommes qui se servent.
Ce qui me paraît malhonnête c’est de considérer que les sacrifices que les femmes ont accomplis et accomplissent encore aujourd’hui pour le bien-être des hommes relèvent uniquement d’un acte d’amour. On ne pas nier que le patriarcat et la société misogyne ont un impact sur la répartition des rôles genrés. Si l’amour peut bien-sûr être un facteur essentiel du dévouement dont nos mères ont fait preuve, on ne peut occulter le facteur du devoir. Le devoir face à une société misogyne qui loue les femmes qui multiplient les tâches sans se plaindre, qui assument pleinement leur rôle d’épouse dévouée et de mère irréprochable, qui perpétuent une culture ou une tradition. J’ai entendu un nombre incalculable de fois, des hommes qui parlaient de leur sœur, leur mère ou leur compagne en vantant leur capacité à cuisiner de bons plats pour eux, à les servir, à prendre soin d’eux ou à résoudre leurs problèmes. Je leur pose souvent la question : « Est-ce que tu ne voudrais pas les aider à faire tout ça ? ». Mais je me suis vite rendue compte que cette glorification des femmes qui portent tout pour les hommes servait aussi à maintenir ce statut et ces règles. Les hommes profitent d’un système où en plus d’effectuer les tâches ménagères, de faire la cuisine, et de s’occuper des enfants, les femmes font en sorte qu’ils se sentent choyés et valorisés.
Je rêve d’un monde où les femmes seraient récompensées pour leurs services qui ne seraient plus considérées comme un devoir. Quand je parle de récompense, je parle de rémunération, parce que tout travail effectué pour le bon fonctionnement de la société mérite un salaire. Je parle aussi de reconnaissance pour celles qui choisissent le métier de femme au foyer, où pour celles qui travaillent mais qui effectuent quand même ces tâches en plus. Bien entendu, quitte à imaginer le meilleur pour les futures générations, j’espère que ma fille pourra grandir dans un monde où les tâches ménagères et la charge mentale n’existeraient. Aujourd’hui déjà, une grande partie d’entre nous a compris que l’enjeu du féminisme s’étendait aussi au quotidien. Nous sommes plusieurs à nous être émancipées des modes de vie de nos parents, nous sommes si nombreuses à avoir commencé à mettre de l’énergie dans notre propre bonheur, notre propre bien-être. Nous sommes des milliers, des millions de femmes à travers le monde à avoir décidé de nous aimer d’abord.
J’ai été confrontée aux injonctions patriarcales concernant mon rôle de femme mais aussi de femme noire. Ma mère a toujours voulu correspondre aux valeurs collant à la vision que les hommes de ma famille avaient d’une épouse africaine. La journaliste et activiste Bintou Mariam Traoré avait lancé en janvier sur Twitter le hashtag #vraiefemmeafricaine afin de dénoncer et se moquer des attentes
irréalistes que les hommes et que la société en général ont envers elles.« Une #vraiefemmeafricaine ne doit pas avoir un »bon niveau d’instruction » et être ambitieuse. Sinon, elle va trop parler dans la maison et va vouloir porter » la culotte ». Il faut qu’elle dise oui à tout. Et qu’elle s’efface autant que possible ». [1]Ce hashtag avait permis de mettre en lumière les clichés et violences misogynes dont sont victimes les femmes africaines depuis des générations et de saisir la spécificité des injonctions sexistes quand on est à la fois femme et noire. Il a aussi permis, d’une certaine manière, de dire « stop » à la vision archaïque dont on dépeint les femmes et de faire comprendre que nous refusons de correspondre à ces clichés. Nous sommes des femmes qui ne dépendons plus des attentes des hommes envers nous. Comme beaucoup d’entre nous, j’ai des modèles féministes. Des femmes inspirantes de l’Histoire sans qui nos droits ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui, des héroïnes qui se sont battues, qui ont mis leur sécurité en péril pour leur droit et le mien. Et parmi celles que j’admire, il y aussi ces mères, qui se dévouent pour leurs fils et leurs maris et à qui on ne dit jamais merci. Celles qui nous ont servi d’exemple, qui nous ont montré à nous, petites filles, ce qu’est être une femme dans une société dirigée par les hommes. Celles qui m’ont permise aujourd’hui de me dire : « Non, je ne le ferai pas, je ne serai pas une femme dévouée », et qui m’ont permise de devenir la femme que j’ai toujours voulu être.
(1) Edith Brou / Twitter
Pour lire la newsletter de la semaine dernière « L’intimité entre un homme et une femme sera possible seulement lorsque le patriarcat sera renversé », entretien de Deborah Feldman mené par Rebecca Amsellem, et sa version anglaise (erratum) : True intimacy between a man and a woman will only be possible once we topple patriarchy, rendez-vous sur la page « Summer Glo »
du site des Glorieuses.
RDV LE CLUB // Jeudi 27 août 2020 de 19h à 20h30Le Club sera l’occasion d’un temps d’échange entre plusieurs des autrices de l’édition d’été et Rebecca Amsellem, fondatrice des Glorieuses, autour du thème « L’Amour dans l’utopie féministe ».
Lieu : Le Lab de Créatis, 15 rue de la Fontaine au Roi, 75011 Paris.Inscriptions ici (places limitées) : Le Club des Glorieuses |
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