Il suffit d’une toute petite chose. Cela peut être une histoire très simple ou très bête. « Comme celle, commence Marguerite Duras, où je suis en vacances et je dis « ah je suis très bien là, je vois Monte Carlo. Et la personne me répond « ah moi aussi mais je ne vois jamais monter personne. » C’est tout.
Avez-vous déjà entendu Marguerite Duras prise d’un fou rire ? Ça vaut le détour. C’est un éclat, une joie, un emportement. On ne peut pas ne pas rire avec elle. On ne peut pas se sentir exclue.
A l’occasion de la sortie de son livre La vie matérielle, elle est invitée aux « nuits magnétiques ». C’était le 2 juin 1987. Elle y raconte une anecdote sur son fils et un ami de celui-ci : « les histoires de mon fils me faisaient rire aux larmes ». Dans cette anecdote, il y avait une affiche publicitaire. Et sur celle-ci « un enfant (…) suppliait son père de ne pas boire. Et il disait ‘Papa, ne bois pas. Pense à moi.’ » Et mon fils et son copain avaient ajouté ‘tout’. ‘Papa, ne bois pas tout. Pense à moi’ ». Et on l’entend rire. On l’entend exploser de rire et ne pas s’arrêter malgré ses multiples tentatives. « Je trouvais ça vraiment génial ». Nous sommes obligées de rire avec elle.
« Vous le saviez ça qu’il y avait des gens qui n’avaient jamais le fou rire ? Ça existe. » Elle pose la question avec un ton qui laisse entendre qu’elle est sur le point de divulguer un secret jusque-là bien gardé. « C’est terrible ce que je vous apprends là ».
Pour Duras, le fou rire est autant salutaire qu’irrépressible. « C’est une chose incontrôlable, ça vous tombe dessus un fou rire. Et bien ils n’ont pas ce dérèglement. Ils peuvent toujours cesser de rire. Ils rient, mais à tout moment ils peuvent cesser de le faire. C’est terrifiant de ne pas connaître ça : cette ivresse de la rigolade. On est la proie du rire. Le rire s’empare de vous. »
L’artiste Allison Halter n’a pas hésité à prendre le rire au sérieux. « Le rire des femmes est une magie puissante », déclara-t-elle au sujet de son œuvre « What’s so funny ? » (Artsy). Dans cette vidéo qui compilent des enregistrements amateurs, on voit des femmes prises de rires fous : deux ados qui se roulent au sol, une vieille femme dans sa cuisine, une autre qui n’arrive pas à terminer son assiette… On ne sait pas pourquoi elles rient, mais ce n’est pas le sujet. L’objectif est le ressenti de l’acte en lui-même. Pour Halter, le rire « peut être à la fois inclusif et exclusif, parfois simultanément. C’est l’instrument qui peut encore être consulté même en période d’oppression. » Cette réflexion s’inscrit dans un projet plus large qui questionne les systèmes de pouvoir et les formes de résistance. « En tant que groupe de personnes historiquement dévalué, le rire des femmes est subversif ».
Les rires de Duras et ceux exposés par Halter sont en soi des actes de rébellion dans une société où les comportements des femmes sont sans cesse analysés et commentés. Le fou rire est un pied de nez à ceux qui imposent une norme de ce que doit être une femme (comme le mythe de la beauté décrit dans « Le rouge à lèvres ne va pas changer le monde » ou encore le mythe de la perfection) : une femme parfaite doit pouvoir contrôler tous ses faits et gestes. Le rire est davantage qu’une échappatoire momentanée à un système répressif. Lorsque le rire est un choix de vie, il en devient l’outil libératoire.
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